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berçait le sommeil du petit-fils. Il me vint à l’esprit que ce polisson, roulé par le flot, avait un sort plus enviable que tous les petits êtres, trop souvent dépravés, qui grouillent à terre au fond des taudis. Je félicitais le grand-père d’avoir soustrait cet enfant à la contagion des rues. Il secoua la tête : « Tout cela est bel et bon, monsieur; mais il vaudrait mieux que l’enfant allât à l’école. Malheureusement, j’ai besoin de lui; et puis les écoles sont trop petites, mal tenues. Les gros richards de là-bas oublient un peu trop que nous sommes leurs frères et qu’ils ont commencé comme nous. Le mal, à Salonique, voyez-vous, c’est que les uns ont trop et les autres pas assez. » (Hélas! brave homme, on pense de même à Belleville.) Il continua longtemps sur ce thème, et ne manqua pas de me détailler, avec beaucoup d’esprit et de finesse, le caractère des principaux Israélites de la ville, appréciant chacun selon ses œuvres et ses mérites. Je dois dire que, dans sa philippique, il épargnait la grande tribu des Allatini, dont la bienfaisance est proverbiale. Pour le reste, ce pêcheur, avec sa rude voix, toute rouillée par le vent de mer, aurait répété volontiers la parole du Maître que sa religion méconnaît : « Un chameau passera plus facilement par le trou d’une aiguille qu’un riche n’entrera dans le royaume de Dieu. »

Je ne pense pas que les musulmans soient plus de 40,000 à Salonique. En tout cas, ils n’y tiennent pas le haut du pavé. Ils paraissent vivre en bonne intelligence avec la population hétérodoxe. Si on cherchait parmi eux les Turcs de rare pure, on n’en trouverait moins encore. La plupart sont des convertis. On continue même de les désigner par une dénomination spéciale d’anciennes familles juives qui ont passé à l’islamisme. Ces dernières habitent, dans le haut de la ville, un quartier très propre, dont les murs clos et tout blancs, percés du classique moucharaby, ont la physionomie d’un petit faubourg Saint-Germain. Il n’est pas difficile de deviner que ces Juifs, enrichis autrefois par le négoce, ont tourné à Mahomet lorsque le règne du prophète était encore dans tout son éclat. C’est ainsi qu’en France et ailleurs, un certain nombre d’Israélites de haute volée, impatiens des dernières entraves, renient la foi de leurs pères pour embrasser la religion dominante. S’ils font bien ou mal, je n’en suis pas juge ; mais, à coup sûr, leurs congénères de Turquie se sont trop pressés. Ils n’ont pas réussi à conquérir les sympathies des vrais croyans, et ils se sont aliéné celles de la synagogue. Selon la règle invariable, ces convertis sont plus enragés que les autres. Si cependant il leur est donné d’entrevoir, du fond du harem, le rôle réservé à leur race dans le monde civilisé, ces adorateurs du succès doivent regretter leur défection prématurée.

On ne s’explique guère les explosions de fanatisme dans une