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le palais commercial élevé par les Modiano près du vieux bazar. A doux pas rien n’est plus sordide que l’espèce de cave dans laquelle une poignée d’enfans déguenillés psalmodie de l’hébreu. Il semble aussi qu’en devenant nation, les Juifs perdent une partie de cette solidarité qui fait leur force au milieu des chrétiens. Ils ne sentent pas aussi vivement l’obligation de se soutenir les uns les autres. Les gros commerçans sont charitables, mais ils ne professent pas une parenté très étroite avec les portefaix, leurs coreligionnaires. Quand ils se cherchent des ancêtres, ils placent volontiers leur origine un peu loin, en Italie, en France ou en Espagne, et n’admettraient jamais qu’ils sont sortis de la plèbe qui les environne. Voilà une conséquence de l’émancipation que George Eliot n’avait pas prévue, lorsqu’elle rêvait, dans Daniel Deronda, une espèce de Salente juive. Qu’Israël devienne une nation comme les autres : sur-le-champ, vous verrez renaître l’opposition d’intérêts et de sentimens qui divisait autrefois le peuple et les pharisiens.

J’ai eu cette impression très nette, un soir, en causant avec un vieux batelier juif, qui maniait l’aviron d’une main pesante. La nuit était splendide et molle, le bateau glissait silencieusement, et j’avais voilé le fanal avec mon manteau pour mieux voir les étoiles. Nous croisions à quelques brasses du quai, devant un théâtre en plein vent, où se faisait entendre une troupe italienne de passage. Les trilles de la chanteuse légère, les pâmoisons du ténor nous arrivaient par bouffées, alternant avec les applaudissemens de la foule; et c’était un plaisir très philosophique d’entendre ainsi les bruits de la terre, les yeux tournés vers la grande mer sombre, sur laquelle le bateau traçait un sillage phosphorescent. Mais toute cette gaîté ne paraissait pas du goût de mon guide : il faisait une moue silencieuse. Je le priai de pousser au large de la baie, du côté des gros bâtimens à l’ancre, pareils à de gigantesques fantômes endormis. Quand on n’entendit plus que le bruit des rames, il se mit à me conter sa vie, par petites phrases sentencieuses et laconiques, dans un patois demi italien, demi-français. Il était pauvre comme un apôtre, il labourait le golfe depuis plus de cinquante ans. Était-il marié? Oui, il possédait quelque part, au fond d’une ruelle, une femme, des enfans. Mais il n’allait pas à terre tous les jours, ni même toutes les semaines. On lui apportait à manger dans sa banque, et il y couchait: singulière existence que celle de ce patriarche, flottant éternellement entre quatre planches, à une portée de fusil de sa famille! — j’entendis quelque chose remuer et soupirer sous le banc même où j’étais assis. — « Tiens ! vous avez votre chien avec vous? lui dis-je. — Non, c’est le petit. — Quel petit? — Mon garçon, le fils de ma fille. Je lui apprends à ramer; il dort là-dessous la nuit. » Ainsi, chaque coup d’aviron de l’aïeul