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II.

Ponr tout dire, il est un caractère de l’ancienne Venise qui manque ici et qui manquera toujours: c’est le côté chevaleresque, aristocratique et militant. Salonique est un Véronèse, mais à la condition de supprimer les belles et hautaines figures du premier plan, qui portent la cuirasse sous la robe de brocard. De ces magnifiques seigneurs il ne reste que les valets, ou tout au moins les invités, ces types un peu vulgaires à la peau tannée, au profil légèrement bestial, que l’auteur des Noces de Cana relègue au bas bout de la table, après les avoir sans doute crayonnés dans quelque ghetto. Imaginez une Venise dans laquelle la descendance de Shylock aurait peu à peu éliminé les Antonio trop généreux et les Bassanio trop insoucians : vous aurez Salonique. Sur 130,000 habitans, il y a ici près de 70,000 Juifs. Je ne crois pas qu’on en trouve autant à Jérusalem. Nulle part ils ne se sentent aussi parfaitement chez eux. Ils préfèrent de beaucoup le joug des Turcs au gouvernement des chrétiens. Les musulmans professent pour tous les autres cultes une tolérance fondée sur le mépris : les Juifs en ont profité. Ils se sont tenus pour satisfaits de n’être pas plus maltraités que les raïas, tandis qu’en terre chrétienne, ceux auxquels le Christ a enseigné la loi de charité et de justice leur faisaient une guerre acharnée. On affirme que leurs ancêtres sont venus d’Espagne, à l’époque où sa majesté très catholique le roi Ferdinand les chassa de ses bonnes villes et nettoya si bien les Espagnes de cette engeance maudite que tout commerce en dépérit ou peu s’en faut. Ces exilés se réfugièrent à l’abri du croissant. De fait, la plupart d’entre eux parlent encore un espagnol aux formes archaïques, c’est-à-dire la langue de leurs pères, n’est probable que leur situation, relativement prospère, attira d’autres émigrans originaires d’Italie : les noms italiens sont aussi répandus parmi eux que les noms hébreux ou espagnols.

Je signale aux amateurs d’ethnographie cette expérience intéressante : une sorte de nation juive Livrée à elle-même, sous le plus tolérant des despotismes, et formant la majorité dans une grande ville cosmopolite. J’ai toujours pensé que les difformités morales tant reprochées aux Juifs d’Orient tenaient moins à leur nature qu’à leur condition, et qu’en tout pays, s’ils n’avaient essuyé pendant des siècles les insolences des forts et les rancunes des faibles, ils fie seraient devenus ni insolens dans la prospérité, ni serviles dans la mauvaise fortune. Ce n’est pas en quelques jours qu’on peut connaître les Juifs de Salonique. Cependant, il m’a semblé, lorsque je les ai vus dans leur boutique ou dans la rue, sur le port ou au comptoir, qu’ils avaient en général des allures plus franches, plus