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aux Turcs l’archipel et le littoral de la mer Egée, qui laissa partout derrière elle la griffe puissante du lion de Saint-Marc. Ici, la trace de son passage n’est pas écrite sur des monumens gracieux et vides, comme à Raguse : il y a peu d’architecture à Salonique. Ce sont les hommes eux-mêmes qui paraissent détachés d’une grande toile brossée par Tintoret ou Véronèse. J’ai beau me dire que le front de la ville est tout moderne, et que ces pierres, déjà usées par le double frottement des hommes et des vagues, n’ont pas quinze années d’existence : le cadre est récent, soit, mais le tableau est ancien; à la différence du quai des Esclavons, par exemple, où le cadre est admirablement conservé et le tableau détruit. Ce qu’on entrevoit dans l’art vénitien, ce qui en fait le charme mystérieux et subtil, ce sont des alternatives d’une activité très plastique et d’une nonchalance voluptueuse : j’en retrouve ici l’image, affaiblie sans doute, mais encore séduisante dans la physionomie des habitans. Aujourd’hui comme autrefois, sur les dalles chauffées du soleil, les portefaix au torse bronzé, aux jambes nues, circulent d’un pas égal, au milieu des piles croulantes de pastèques, ils sont aussi peu vêtus que possible : leur culotte mal attachée, leur geste majestueux, leur allure indolente, tout en eux révèle le grand principe de moindre action qui est le régulateur de l’Orient. De jeunes garçons déhanchés, aux manières équivoques, mais au charmant sourire, portant sur le haut de la tête une petite calotte crânement campée, exercent le long du port tous les métiers inutiles, et sollicitent en foule l’honneur de faire briller vos bottes. Des Juifs causent affaires, en grande lévite doublée de fourrures, ou superbement drapés dans leur robe blanche échancrée à la jambe. Des Osmanlis en turban, des Albanais en fustanelle, des Juives laissant retomber derrière la tête des bandelettes vertes frangées d’or, des Bulgares au vêtement massif, à la figure rougeaude, aussi dépaysés là que des barbares dans une ville antique, telle est la foule infiniment variée qui se croise en tous sens. Cette confusion des langues aboutit, près du port, à une espèce de sabir italien, dans lequel on vous crie fort innocemment : « Seigneur, voulez-vous un faquin? » Cependant, le travail va son train, sans empressement, sans trop de bruit, et presque toujours à dos d’hommes : car les navires ne peuvent pas encore accoster ; le chargement doit passer sur des chalands, et des chalands sur les portefaix. C’est absurde et long, j’en conviens; mais quelles belles épaules et quels beaux muscles ! Le travail ici ne déforme pas l’animal humain. Qu’on ferme un instant les yeux : qu’on pense à nos havres du Nord, aux grues qui grincent, aux machines qui soufflent, au bruit de ferraille qui brise le tympan, tandis que,