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puis brusquement la mer. Il faut être intra muros pour comprendre qu’on foule le sol de la seconde Byzance. La cause de cette extrême modestie, demandez-la aux pirates de terre et de mer, aux Sarrazins aux Crétois, aux Albanais, aux aventuriers de tout poil et de tout pays, à tous les batteurs d’estrade qui, depuis des siècles, n’ont cessé d’insulter au passage et de brûler tous les cent ans la vieille Thessalonique.

Il y a moins de vingt ans, cette cuirasse de pierre fermait également l’accès de la mer. La ville était séparée du golfe par une enceinte continue. On débarquait les marchandises un peu plus loin, presque dans la campagne. Mais depuis un demi-siècle, grâce au passage fréquent des navires européens et à la destruction des pirates barbaresques, la mer, en Orient, est devenue infiniment plus sûre que la terre. Salonique a donc pu rompre ses entraves du côté du golfe. De là sa résurrection: qui parlait d’elle auparavant ? Seulement les antiquaires. Aujourd’hui, son nom est dans toutes les bouches, et ses forces renaissantes commencent à inquiéter Constantinople. C’est une Andromède dont on a brisé une des chaînes, et qui, à moitié déliée, sèche déjà ses larmes et tend les bras vers son libérateur. Ce Persée moderne accourt à toute vapeur. sous la forme d’un gros steamer plein de marchandises. Peu importe la couleur de son panache: qu’il soit anglais, français, italien ou autrichien, Salonique n’y fait pas de façons, et accueille avec le même sourire chacun de ces noirs visiteurs qui lui rendent la vie.

Le fait est qu’une fois la muraille tombée, la transformation a marché avec une rapidité incroyable, pour une ville turque. Les poumons des habitans se sont dilatés, comme si on leur était un fardeau de la poitrine. Le vent de mer, qui tempère seul, dans ces régions, une chaleur énervante et malsaine, a pu enfin pénétrer sans obstacle dans les rues et dans les ruelles, chasser devant lui les miasme fiévreux, purifier les haillons pendus aux fenêtres, dégourdir le marchand turc accroupi au fond de sa boutique. Un quai à larges dalles s’est développé sur 2 ou 3 kilomètres de longueur; et presque tous les soirs, vers le coucher du soleil, la ville tout entière, à l’exception des vrais croyans à turban vert, descend là pour respirer le grand air et la liberté. Des cafés ont surgi de toutes parts, sous l’invocation de Minerve, de l’Olympe ou du Parnasse. Les cafetiers, presque tous Grecs, se considèrent comme les légitimes propriétaires de la mer Egée. Aussi vivent-ils dans une intime familiarité avec le flot bleu, qui, par les jours de grande brise, enjambe les marches de pierre et vient arroser les pieds des consommateurs. Quand on a été privé du contact de la mer pendant cinq ou six siècles, on aime jusqu’à ses impertinences.