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divisée cherchait des voies nouvelles. Une diplomatie prévoyante, avisée, se serait insensiblement dégagée d’une solidarité étroite, compromettante, avec les aspirations unitaires et révolutionnaires. La France, il est vrai, avait puisé une grande force dans l’idée des nationalités, tant qu’elle s’était trouvée aux prises avec la sainte-alliance. Mais l’axe de la politique s’étant déplacé à notre profit, notre ligne de conduite semblait toute tracée. Nous n’avions qu’à nous substituer eu quelque sorte au cabinet de Saint-Pétersbourg, dont l’influence, depuis 1815, était prépondérante, rassurer les dynasties, nous constituer leur protecteur, tout en restant fidèles aux principes de 1789. « Soyons nobles, disait un ministre de Louis XV à ceux qui loi demandaient de sacrifier l’intérêt français à l’intérêt autrichien, mais ne soyons pas dupes; soyons généraux, mais songeons avant tout à notre propre grandeur et à la sécurité du royaume[1].» Frédéric II prétendait que les souverains devaient avoir le cœur froid et la tête chaude. Napoléon III, malheureusement, subordonnait la raison d’état aux élans de son âme généreuse. « Les peuples, disait-il aux membres du congrès, ne doivent pas être égoïstes; l’égoïsme des nations n’est pas moins antisocial que celui des individus.» Et cependant la vigilance et l’égoïsme s’imposaient d’autant plus à notre politique que, par une coïncidence rare dans l’histoire, le hasard avait placé, du même coup et dans les mêmes conditions nationales, sur les trônes de Prusse et de Piémont, deux souverains éminens, pénétrés des traditions de leurs maisons, et qu’il avait mis dans leurs conseils deux ministres possédant Il l’outil universel, » dévorés par la flamme sacrée du patriotisme, aussi ambitieux que peu scrupuleux.

Sans doute l’Europe, malgré notre sagesse, ne serait pas restée immobile; elle eût subi des transformations; des influences rivales se seraient exercées à modifier l’équilibre des forces; le comte de Cavour et le prince de Bismarck, que l’histoire célèbre aujourd’hui à notre confusion, se seraient efforcés de nous entraîner, de contrecarrer l’action légitime e notre politique, d’abuser de notre confiance; mais, avec un tel programme, nettement tracé et invariablement poursuivi, leur ambition bridée et surveillée se serait usée dans d’infructueux efforts; la France, il est permis de l’affirmer, n’eût pas perdu le rang que la guerre de Crimée lui avait si brillamment assuré.


G. ROTHAN.

  1. M. Frédéric Masson, le Cardinal de Bernis.