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avec le duc de Saxe-Cobourg, et en 1854, lorsque le prince Antoine de Hohenzollern, de funeste mémoire, vint aux Tuileries, chargé d’expliquer et de justifier l’attitude équivoque de son roi, il s’épancha avec une liberté de langage dont restent confondus ceux qui croient à la prudence et à la sagesse des souverains. « Il souhaitait, disait-il, une Prusse forte, mieux délimitée, avec de bonnes frontières géographiques et militaires; dl espérait qu’elle saisirait l’occasion pour s’arrondir et se caser en Allemagne à sa convenance ; l’Autriche se dédommagerait dans les Principautés danubiennes, et les princes allemands dépossédés trouveraient des compensations en Pologne. « Il poussait la sollicitude pour les ambitions prussiennes jusqu’à demander à son interlocuteur si, à Berlin, on ne préférerait pas le Hanovre à la Saxe[1].

L’empereur croyait à une étroite communauté de sentimens et d’intérêts entre la France et la Prusse, comme y croyait au siècle dernier, à une heure critique de notre histoire, avec une inébranlable obstination, un ministre de Louis XV. Le marquis d’Argenson ne voyait que l’alliance prussienne, alors que tout lui commandait de saisir la main que, par une chance heureuse, lui tendait l’Autriche, au moment où Frédéric II, après les échecs du prince de Conti en Allemagne, nous sacrifiait à l’Angleterre. La trahison du roi de Prusse était manifeste, criante, tous nos agens la constataient, et M. d’Argenson, comme frappé de cécité, persistait à croire à sa bonne foi et à sa fidélité. Le duc de Broglie, dans ses dernières études diplomatiques, a fait ressortir d’une façon saisissante et avec une haute impartialité l’aveuglement de ce ministre, bien que son nom soit étroitement associé à celui de sa famille.

Les entretiens que l’empereur eut pendant la guerre de Crimée avec le duc de Saxe-Cobourg et le prince de Hohenzollern expliquent la phrase si surprenante du manifeste impérial du 10 juin 1866 : « Nous aurions désiré pour la Prusse plus d’homogénéité et de force dans le Nord. » Ils montrent aussi combien peu d’éloquence et d’habileté M. de Bismarck eut à dépenser, à Biarritz, pour gagner Napoléon III à ses desseins : il prêchait un converti.

M. de Bismarck inaugura sa nouvelle politique par un grand dîner en l’honneur du comte de Montessuy, le successeur de M. de

  1. Geffken, Zur Geschichte des orientalischen Kriegs 1853-1856. Les renseignemens donné par l’auteur sur ces entretiens méritent créances, car il était lié avec le duc de Saxe-Cobourg et en étroites relations avec le prince de Hohenzollern. Le docteur Geffken a représenté jadis les villes hanséatiques à Berlin et à Londres. Adversaire passionné et militant de M. de Bismarck, dont il réprouvait la politique violente et anti-libérale, il dut quitter le service après Sadowa. Dans des articles, qui ont fait sensation en Allemagne, il a prévu, dès l’origine du Kulturkampf, que le prince de Bismarck serait forcé d’aller à Canossa.