Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme éclairé, sensé, positif, mais il avait la volonté paresseuse ; il aimait mieux tourner les difficultés que de les résoudre. Regarder les événemens, se tirer d’affaire avec de bonnes paroles et ne se compromettre d’aucun côté, tel était son système. Il haïssait la Russie et détestait l’Autriche ; ses préférences étaient pour une alliance avec l’Occident, mais il était forcé de les dissimuler ; il était président du conseil et ministre des affaires étrangères et, en réalité, il n’avait pas la direction de la politique. Il avait à compter avec un roi[1] demi-théologien, demi-lettré, d’une imagination versatile, éprouvant une invincible répugnance à se décider, partagé entre ses sympathies pour l’Angleterre, son aversion pour la France et sa condescendance envers son beau-frère, qui le dominait sans le ménager. L’empereur. Nicolas le taxait d’idéologue ; il l’appelait révolutionnaire, démagogue, dès qu’il faisait mine de résister à sa volonté.

Le roi le savait, mais il se gardait de le laisser paraître. Les lettres qu’il adressait à Pétersbourg, malgré tous les dédains qu’il endurait, restaient familières et tendres. Il avait deux marottes : il aimait à faire du légitimisme comme on en fait au faubourg Saint-Germain, au point de déraisonner lorsqu’on lui parlait de fusion, et il voulait délivrer les chrétiens du joug des musulmans. Il rêvait la disparition du croissant de Constantinople pour faire place à la croix ; mais tout cela restait dans sa tête à l’état de roman. Souvent il rappelait mélancoliquement les temps lointains de sa popularité : « Mon peuple, avant 1848, disait-il, m’eût dévoré par amour ; aujourd’hui, il est aux regrets de ne l’avoir pas fait[2]. »

M. de Moustier, au sortir d’une audience, a tracé dans une lettre particulière, au courant de la plume, une piquante esquisse du roi Frédéric-Guillaume IV : « Ce qui m’a frappé chez le roi, disait-il, ce n’est pas tant le décousu de sa conversation, le désordre de ses idées et le peu de logique de ses raisonnemens, c’est surtout la fausseté des notions qui servent de base à ses jugemens, qui font qu’il n’y a avec lui aucun fait acquis à la discussion. Il écoute l’objection qu’on lui fait, en a l’air frappé, dit quelques mots d’approbation ; puis reprend son discours, qui n’est qu’un long monologue avec lui-même, et semble ignorer qu’on ne soit pas de son avis. J’avais besoin d’entendre moi-même le roi pour me rendre

  1. Frédéric-Guillaume IV, né le 15 octobre 1795, succéda à son père, Frédéric-Guillaume III, le 7 Juin 1840. Il s’était marié en 1823 à Elisabeth de Bavière ; étant sans enfans, le trône revenait à son frère Guillaume, prince de Prusse. Il eut un coup d’apoplexie au mois d’octobre 1857, qui se renouvela en octobre 1858 ; le prince de Prusse fut alors nommé régent du royaume.
  2. Souvenirs de M. Xavier Marmier.