Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/925

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous ne savons rien de la première entrevue de ces deux hommes, le cardinal de Valence et le pape, dans les jours qui suivirent l’assassinat de don Juan. César demeura encore cinq semaines à Rome, avant de remplir sa légation près du roi Frédéric. Le 10 août, le dernier roi de la dynastie aragonaise fut couronné à Naples par les mains du fratricide ; le 4 septembre, le sacré-collège recevait César à sa rentrée dans Rome et l’accompagnait au Vatican. Le consistoire se forma autour du pontife : Alexandre embrassa son fils et descendit du trône sans lui dire une seule parole.

Au lendemain même du meurtre, il conçut une pensée très haute, et témoigna aux cardinaux et aux ambassadeurs du désir qu’il avait d’entreprendre la réforme de l’église, sans tenir compte ni de sa puissance pontificale, ni de sa vie. Séance tenante, il avait nommé une commission préparatoire de six cardinaux. Le même jour, il fit part de ses intentions réformatrices aux princes italiens et aux rois de l’Europe. Il écrivit au roi d’Espagne qu’il était disposé à se démettre du pontificat. Il n’avait, sans doute, ni assez de vertu ni assez de génie pour réformer le christianisme et purifier, par l’observance de l’évangile, la royauté ecclésiastique. Mais il pouvait au moins réprimer les plus crians abus et imposer à l’église de Rome la décence extérieure qu’elle avait eue sous Pie II. Il lui appartenait aussi de commencer la réforme par lui-même et tous les Borgia, et de mettre fin à sa politique de famille. Mais il n’était plus le maître de sa propre volonté. Quand les cardinaux lui lurent le projet de réformation, il les arrêta en leur objectant que la liberté du pontife serait trop enchaînée. Il fit de César une sorte d’exécuteur testamentaire de Juan, et lui confia, pour être rendus plus tard au fils de celui-ci, les joyaux du mort. Non-seulement il consentait à retirer César de l’église, mais il forma un instant le projet extravagant de lui donner en mariage sa belle-sœur, la femme de Joffré, la très légère Sancia d’Aragon, et de coiffer en échange Joffré du chapeau rouge de César. Cependant, dans les longues nuits d’hiver, le fantôme de don Juan errait sous les voûtes du palais apostolique, et le pape crut entendre maintes fois la plainte de son fils assassiné. En février 1498, pour fuir cette obsession, il s’établit au château Saint-Ange. Peu à peu, la triste ombre se tut et ne vint plus. La conscience d’Alexandre VI s’était apaisée. Le règne occulte de César Borgia soulageait son père de la part la plus lourde du gouvernement dans la tyrannie de la renaissance. L’action lui devenait facile, car il n’était plus que l’instrument d’une ambition formidable qu’il admirait en la servant. Mais jamais l’église n’avait traversé de jours aussi extraordinaires que ceux qu’elle vit durant les six années où le véritable roi de Rome fut César de France, duc de Valentinois.

Émile Gebhart.