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l’intérêt politique des Borgia du côté des Aragons, comme le faisait sa sœur Lucrèce du côté des Sforza.

Alexandre tendait ainsi la main à la fois à Milan et à Naples. Les mariages de ses enfans marquèrent toujours l’orientation de sa politique. Il semblait que l’église ne lui eût confié le gouvernement de la chrétienté que pour le bien de sa propre famille. Pendant plus de deux années, jusqu’à l’entrée de Charles VIII à Rome, il eut une conduite hésitante et effacée, si on la compare aux entreprises de la fin du règne. Le principat italien était encore intact, et l’égoïsme paternel du pape se sentait mal à l’aise. Il reprenait alors, sans y rien ajouter, la tradition de ses prédécesseurs. Au dehors comme au dedans, il louvoyait avec une certaine timidité, caressait les Orsini, se rapprochait de Ferdinand, qui était alors le premier homme d’état de la péninsule ; puis, sur un signe de Ludovic le More, penchait vers les Sforza et nouait une ligue avec Milan, Venise, Sienne, Ferrare et Mantoue. « À ce moment, dit Guichardin, Ludovic regardait comme un échec pour lui-même tout abaissement de la grandeur d’Alexandre. » L’alliance n’eut point d’effet sérieux, grâce à l’inévitable trahison de Venise. Le pape commença donc une nouvelle évolution vers les Aragons, disgracia le cardinal Ascanio Sforza et parut se rallier à la politique italienne et nationale de Ferdinand. L’usurpateur de Milan, menacé par ce mouvement qui rompait l’équilibre de la péninsule, se rejeta du côté de la France ; une partie du sacré-collège, Julien Rovere, Colonna et Savelli en tête, s’unirent à lui pour appeler l’étranger ; l’idée de la déposition du pape indigne, qui fut jusqu’à la fin le tourment d’Alexandre VI, grandissait parmi les cardinaux dissidens et jusque dans les conseils des rois catholiques d’Espagne. Julien, l’implacable ennemi des Borgia, courut à Lyon pour décider Charles VIII. Le plan de l’invasion fut arrêté entre ces deux hommes. Jules II, qui poussa plus tard le cri désespéré Fuori i Barbari, et usa toutes ses forces à chasser l’étranger de la péninsule, fut ainsi le premier complice d’une politique qui ruina l’Italie et bouleversa l’histoire de l’Europe.

Le seul prince qui, après Laurent de Médicis, fût capable de ressaisir l’hégémonie italienne et d’intimider Charles VIII, Ferdinand, disparut alors. Il mourut, dit Burchard, sine luce, sine cruce, sine Deo. Son fils Alphonse II, fourbe et vil, orgueilleux et cruel, demeurait le seul allié d’Alexandre, le dernier défenseur de l’Italie. Pierre de Médicis, dont la puissance chancelait, ne se prononçait ni pour la France ni contre elle ; Venise se tenait dans une neutralité prudente ; tous les petits tyrans étaient gagnés à la cause française. Personne ne savait au juste ce que Charles venait faire en Italie, et lui-même, il n’en était pas bien sûr ; mais on comprit, dès ses premières étapes, qu’une heure fatale pour la tyrannie avait