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que l’appréhension d’une royauté italienne ait à ce point troublé les tyrans, les condottières, les humanistes, dans le temps même où le sentiment de la patrie italienne était le plus étranger à toutes les consciences. Chacun des grands tyrans était soupçonné à son tour ; les Sforza et les Aragons se renvoyaient, à la fin du XVe siècle, la même accusation. Quand Ludovic le More appela Charles VIII, personne ne douta qu’il n’eût le dessein de régner sur la péninsule. C’était encore Venise que l’on redoutait le plus communément, bien qu’elle n’eût qu’un point d’appui territorial très faible ; mais elle était riche, et, par sa diplomatie, très forte dans les conseils de l’Europe. Guichardin affirme que Cosme de Médicis, aidant François Sforza à devenir tyran de Milan, « a sauvé la liberté de toute l’Italie, que Venise aurait asservie. » Le même historien a écrit cette maxime, qui explique bien le préjugé italien contre Venise : « La république n’accorde la liberté qu’à ses citoyens propres. » Avec Venise, ce n’était point de fraternité politique, mais de vassalité qu’il s’agissait. Un traité passé entre les tyrans et Venise, maîtresse de l’hégémonie italienne, eût été la ruine du principat. Ce n’est qu’entre puissances semblables, rapprochées par la communauté de régime et d’intérêts, que peut s’établir un concordat équitable. Rome et Venise, où le pouvoir était électif, la société aristocratique, les traditions de gouvernement très fixes, avaient l’une avec l’autre d’étroites affinités, et l’Italie ne redoutait rien tant que leur bon accord. Le sens très pratique et doublé d’égoïsme de Venise écarta le plus souvent ce danger, et quand, à la fin d’Alexandre VI, la tyrannie ecclésiastique fut sur le point de s’étendre sur la plus grande partie de la péninsule, l’Italie éperdue se tourna vers Venise, et attendit un instant de la république le salut du principat.

Sixte IV, vingt ans avant le second pape Borgia, montra ce que le saint-siège prétendait être désormais, non-seulement l’arbitre, mais le patron de tous les états italiens, et la façon nouvelle par laquelle il oserait rechercher cette prépondérance. Ce moine franciscain, fils d’un batelier de Savone, savant homme, inaugura une politique absolument dépourvue de principes, emportée comme en un tourbillon, sans lendemain, mais dont les contradictions et les violences devaient concourir à un plan rigoureux, opiniâtrement suivi, pour la grandeur exclusive non pas de l’église romaine, mais de la famille pontificale. La méthode insolente des Borgia, la chasse aux alliances italiennes et l’abandon cynique des alliés de la veille, fut inventée par les Rovere, et le cardinal Rodrigo Borgia, qui avait vendu sa voix et son crédit au conclave, lors de l’élection de Sixte IV, reçut de ce pape, en récompense de ce service, une édifiante éducation politique. On vit alors, autour de Rome et contre Rome, se