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voulut recommencer la tragédie de César Borgia et mettre aux prises en Italie, au profit du saint-siège, la France et l’Espagne, on s’aperçut à quel point la scène manquait aux acteurs ; Rome et l’église, qui avaient tout permis aux Borgia, se levèrent contre les insensés dont la politique retardait de soixante ans ; Paul IV mort, le peuple jeta au Tibre sa statue, et le sacré-collège fit étrangler le cardinal-neveu. L’église romaine, si longtemps sourde aux cris de la chrétienté, demandait enfin hautement la réformation, dont le nom seul faisait jadis sourire Léon X. Pie IV rappela le concile, et saint Pie V, un moine, un inquisiteur, achevant de reconstituer le sacerdoce, poursuivit l’hérésie avec l’inflexibilité dogmatique d’un Innocent III, et fut assez fort, comme évêque universel, pour pousser une dernière fois, dans la croisade de Lépante, l’Europe chrétienne contre l’islamisme. Le bercail apostolique avait retrouvé son pasteur ; l’église, aidée par la milice de Jésus, recouvra, sous Sixte-Quint, son rôle religieux dans la politique générale de l’Occident. Elle n’était plus, en Italie, qu’un principat débile, et l’Italie n’était plus qu’un grand fief de l’Espagne.

Je viens d’esquisser les conditions morales et politiques où l’histoire du XVe siècle italien a placé les Borgia. Nous ne les jugerons ni comme un accident ni comme une exception ; ni leur conscience ni leur politique n’étaient une nouveauté ; ces virtuoses ont jeté des notes violentes, mais pas une seule note fausse, dans le concert de la renaissance. Il ne s’agit point ici de diminuer, par une bienveillance paradoxale, leur responsabilité historique, mais de la mesurer équitablement. J’ai dû d’abord les remettre au juste point de vue, à la lumière vraie qui leur conviennent, en les tirant du clair-obscur poétique où leurs figures se tenaient comme de formidables fantômes. Le préjugé romanesque une fois écarté, nous pouvons aborder de beaucoup plus près l’histoire vraie des Borgia.


II

L’Italie, disait Jules II, est une lyre à quatre cordes, qui sont Rome, Naples, Florence et Milan. Les quatre cordes avaient été un jour d’accord ; depuis Nicolas V, l’harmonie s’était rompue ; la fédération italienne semblait une chimère. Chaque fois que l’une des grandes puissances, Milan, Florence ou Venise, devenait comme le noyau d’un système d’alliances avec les tyrans de second ou de troisième ordre, Ferrare, Bologne ou Sienne, Rimini, Imola, Urbin, Mantoue ou Piombino, tout le reste de l’Italie s’inquiétait ; une clameur s’élevait qui dénonçait la trahison ourdie contre les libertés de la péninsule et l’établissement projeté de la « monarchie unique. » Ce cauchemar avait envahi tous les esprits, et il est bien singulier