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permanente, l’intrigue auprès des souverains de l’Occident, la violation des traités, les trames des exiles, des fuorusciti, qui préparent leur retour par le régicide ou l’émeute populaire. Il n’est pas un prince qui n’ait contre lui tous ses voisins immédiats, et, pour appuyer secrètement la politique de ses ennemis, quelqu’une des puissances de l’Europe : si celles-ci, occupées ailleurs, sont neutres, il reste toujours Venise, république patricienne, qui hait également tous ces tyrans et dont la main s’aperçoit dans tous les désastres qui les accablent. C’est pourquoi ils n’ont, pour durer, qu’une ressource, la terreur et le parjure. Les Médicis, qui ont eu longtemps plus d’humanité que les autres, ont été frappés par des sectaires en pleine église et dépossédés ; ils ne sont enfin rentrés en 1542 à Florence qu’après avoir épouvanté la Toscane par le massacre de Prato. Les Borgia ont été de ce monde qui ne connaissait ni douceur, ni scrupules, ni remords ; ils ont mené cette guerre sauvage qui n’a point connu de droit des gens. En nous, c’est la conscience moderne qu’ils étonnent. Mais, pour l’Italie princière, « l’hôtellerie de douleur » que Dante avait chantée déjà, ils n’ont été ni une déception ni une surprise.

Le préjugé que je viens de signaler se compliquait encore, pour les Borgia, d’une idée historique qu’il s’agit de redresser, sinon on risquerait de considérer leur figure et leur œuvre sous une sorte de verre grossissant. Alexandre VI, dit-on, était pape : c’est donc l’église romaine qu’il entraîna dans la complicité de sa politique, l’église chrétienne dont sa vie a compromis l’honneur, le christianisme, dont il était responsable, aussi bien en face de l’histoire que devant Dieu, et que lui et tous les siens ont renié impudemment. Cette notion a préoccupé d’une façon différente un certain nombre d’historiens. Les uns l’ont employée, à assombrir davantage le tableau de ce pontificat, aggravant ainsi la culpabilité de la famille de tout le poids d’une véritable apostasie. D’autres, persuadés que la grâce divine n’avait pu à un tel point être impuissante, se sont récriés, ont imaginé je ne sais quelle conspiration de calomniateurs, ligués contre les Borgia, ou plutôt contre l’église, supposant la légende introduite au sein de l’histoire, déclarant apocryphes et mensongères les dépositions des témoins et les relations des chroniqueurs, en première ligne celle du chapelain Burchard, qu’on n’avait point lu parallèlement avec les récits ou les pièces diplomatiques des contemporains. L’opinion qui, dans Alexandre VI, place au premier rang le pontife et le pasteur des âmes, a donc servi à la fois à redoubler la sévérité de quelques-uns de ses juges, à exciter le zèle de ses avocats. Mais cette opinion est contredite par la réalité historique. La papauté avait longtemps incarné l’église elle-même, et, par l’église, la religion de tout le monde chrétien. Dans