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convenait si bien à Caligula et à Néron, ou à certains papes du moyen âge, tels qu’Innocent III et Boniface VIII, renferme encore, il est vrai, l’étrange famille, mais elle ne le remplit plus à la manière de ces maîtres du monde, soit temporel, soit spirituel. Les Borgia sont, l’un le roi de l’état ecclésiastique, l’autre le duc de Romagne. Leur champ d’action est l’Italie seule ; ils y jouent une tragédie où les destinées de l’Occident ne sont plus engagées ; un Sforza, un Malatesta, un Aragon, eussent donné un spectacle aussi émouvant si l’hégémonie de la péninsule leur avait été livrée. Les princes italiens du XVe siècle sont véritablement leurs pairs, et, replacés dans leur compagnie, les Borgia reprennent leurs proportions justes. Leur immoralité n’est pas un jeu de la nature, mais la loi même de la tyrannie italienne. Après Alexandre VI, Pierre-Louis Farnèse, fils de Paul III, a parfois dépassé en perversité César Borgia lui-même ; plus tard encore, Carlo Caraffa, neveu de Paul IV, a bouleversé la péninsule par une politique étourdie que César n’eût point pratiquée. La notion du bien et du mal, la loyauté, la bonté et la pudeur étaient-elles donc abolies dans ces âmes superbes, qui menaient le chœur d’une civilisation de premier ordre et rehaussaient la corruption de leurs cours de tout l’éclat de la renaissance ? Je n’hésite pas à répondre affirmativement. Dans toutes ces consciences se retrouve la même lacune. Mais l’explication du douloureux phénomène moral est dans le Prince de Machiavel. La tyrannie du XVe siècle traînait à sa suite la fatalité de son origine ; elle était illégitime par son point de départ même, par l’attentat du prince nouveau contre les libertés communales ou les pouvoirs féodaux ; la papauté, bien que puissance séculaire, avait été atteinte de cette contagion depuis plus de cent ans ; elle avait été condamnée à lutter jusqu’à l’extermination contre les grandes familles féodales de Rome, et à jeter en pâture aux neveux pontificaux les domaines des barons. A partir de Sixte IV, c’était l’Italie elle-même qui, de proche en proche, devenait la proie du népotisme. Or, comme tous ces princes dont la maison a été fondée par la violence et ne subsiste que par le crime, les papes de la renaissance ont dû recourir, pour assurer leurs ambitions, à une politique impitoyable, mêlée de fourberie et de cruauté ; comme eux, ils ont dû écraser sans merci leurs ennemis intérieurs, les comtes et les villes, les condottières indociles et les cardinaux trop puissans, les moines, qui veulent ramener sur la terre les libertés du royaume de Dieu, jusqu’aux humanistes, qui parlent trop haut de la libre république de Tite-Live. Renard et lion, dit Machiavel, il fallait être alors l’un et l’autre : au dedans, pour espérer un lendemain ; au dehors, sur leurs frontières, chez leurs alliés, chez leurs rivaux, les tyrans italiens, et le pape, comme tous les autres, ont à se défendre contre la conspiration