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Giustinian, qui était un fin diplomate de l’école vénitienne, très habile dans l’art d’observer les figures et de scruter les paroles, nous a laissé en outre les principaux élémens d’une psychologie d’Alexandre VI ; ses dépêches, complétées par la Légation de Machiavel, nous laissent encore pénétrer, aussi avant que possible, dans la conscience ténébreuse de César. Ces deux hommes, qui ont été pendant quelques années la terreur de l’Italie, et dont l’œuvre, interrompue par la mort mystérieuse du père, a donné tous ses fruits funestes sous les pontificats de Jules II, de Léon X, de Clément VII, apparaissent donc avec leur physionomie vraie, dans la complexité de leurs passions, de leurs vices et de leurs ambitions. Nous les voyons agir, et nous comprenons les motifs de leur action ; nous les entendons parler, et, s’ils mentent, nous savons quel intérêt ils ont à mentir. Leurs caractères sont en parfait équilibre avec les conditions de leur puissance ; il leur fallait cette duplicité et ces accès de violence implacable pour se maintenir sur les sommets vertigineux où la fortune les avait portés. Mais ont-ils assez expié leur grandeur sanglante, le père, par l’effroi qu’il avait de son fils et l’angoisse avec laquelle, vers la fin de son règne, il sentait venir la ruine de l’entreprise commune ; César, par l’impuissance désespérée dans laquelle la volonté tenace, soit de Venise, soit de la France l’a enchaîné au moment où il croyait tenir enfin son rêve, une royauté en Italie, et par l’écroulement de toutes ses espérances, en quelques heures, quand Alexandre mourut ? Ont-ils été, l’un et l’autre, également coupables envers l’Italie, l’église et la chrétienté ? Le procès que l’opinion des érudits et des honnêtes gens a institué sur cette famille est-il irrévocablement clos, et les documens précis que tout le monde peut lire désormais n’autorisent-ils point une révision de cette lamentable cause historique ?

Je crois que l’on peut reprendre le dossier criminel des Borgia, à la condition d’apporter à cette étude nouvelle la tranquillité d’âme et les scrupules d’un juge. Depuis Guichardin jusqu’à une époque toute récente, ils n’ont guère provoqué que des réquisitoires passionnés ou des plaidoyers d’avocats sollicitant l’indulgence de la postérité, dénaturant les faits, exagérant les bonnes intentions, atténuant les mauvaises, altérant même au besoin l’état civil des enfans d’Alexandre VI. Il faut se méfier des colères oratoires de Guichardin, mais plus encore de l’apologie romanesque du père Olivier ou des falsifications historiques du docteur Nemeke. Les essais de justification fondés sur une connaissance exacte de l’histoire, la Lucrèce Borgia de Gregorovius, le Cesare Borgia de M. Alvisi, sont pleins de vues excellentes, mais il convient de compter avec le parti-pris général du livre, où la façon de présenter les faits est souvent paradoxale. En vérité, un témoin absolument dépourvu