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lui fait dire Platon dans le Gorgias, tout cela n’est que frivolités. » Ce délaissement de l’activité sociale était l’abandon des idées qui, durant des siècles, avaient fait la vie de la cité, et qu’on retrouve dans les viriles paroles de celui qui fut le dernier Athénien. Pour Démosthène, « déserter le poste marqué par les aïeux est un crime qui mérite la note d’infamie. »

Quoique Socrate eût, en deux circonstances, désobéi aux Trente, il avait probablement été mis au nombre des Trois mille : autre grief aux yeux de ceux qui avaient renversé la tyrannie. On se souvenait de l’affaire des Hermès, où les sacrilèges envers les dieux avaient paru des conspirateurs contre la démocratie, et, parmi les modernes, ses plus zélés défenseurs reconnaissent qu’il y avait dans ses paroles trop peu de ménagement et de respect pour les lois de l’état.

Le tanneur Anytos, homme influent par sa fortune, zélé partisan de la démocratie, et persécuté naguère par les Trente, fut l’accusateur principal. Socrate l’avait blessé en détournant son fils de continuer l’industrie paternelle. Un mauvais poète, Mélétos, et le rhéteur Lycon aidèrent Anytos à soutenir l’affaire. Le tribunal fut celui des héliastes ; cinq cent cinquante-neuf membres étaient présens. Lysias, le plus grand orateur du temps, offrit à Socrate un plaidoyer ; il n’en voulut pas, et se défendit lui-même, avec la hauteur d’un homme qui n’avait nulle envie de marchander sa vie, ni de disputer aux accusateurs et aux infirmités ses soixante-dix ans. A l’accusation de ne pas croire aux dieux que révère la république, et d’introduire des divinités nouvelles, le sage répondit qu’il n’avait jamais cessé de révérer les dieux de la patrie, et de leur offrir des sacrifices dans sa maison et sur les autels publics ; qu’on l’avait entendu maintes fois conseiller à ses amis d’aller consulter les oracles ou d’interroger les augures. Mais quand il parla de son génie, il s’éleva dans l’assemblée des murmures tumultueux. On admettait bien la vague intervention des génies dans les affaires de ce monde : c’était la tradition. Mais on se révoltait à la pensée qu’un homme eût à son service un démon familier qui le guidât dans les actes de sa vie. Cette prétention d’être en communication permanente avec les dieux parut une impiété sacrilège, et, pour une démocratie échappée d’hier à l’oligarchie, la réclamation d’un privilège si contraire à l’égalité semblait ne pouvoir venir que d’un ami de ces grands qu’on venait de précipiter. Cinquante-quatre ans après la mort de Socrate, Eschine attribuait sa condamnation à ses opinions politiques.

Après avoir confessé avec complaisance la divinité qu’il se donnait pour guide, Socrate ajouta : « Je vais vous déplaire bien