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quelque chose, on n’est pas un grand écrivain, ni même une « gloire » de ce temps. Or, vers ou prose, il faut bien l’avouer, on pourrait, dans une histoire de la littérature contemporaine, oublier ou négliger, sans qu’il y parût seulement, l’œuvre presque entière de Théophile Gautier. Si Lamartine n’avait pas écrit les Méditations, ou Hugo les Orientales, je vois ou je crois voir assez clairement ce qu’il nous manquerait, et, si je puis ainsi parler, je vois le trou que cela ferait ; mais Albertus, mais la Comédie de la mort, mais España, mais Émaux et Camées, si nous ne les avions pas, que dira-t-on bien qu’il nous manquerait ? Quelques pièces, peut-être, ornemens et joyaux de nos Anthologies, admirables, sans doute, quoique non pas incomparables, comme on s’est plu trop souvent à le dire, mais rien de vraiment important ou même de très original, — si l’on veut bien considérer les imitations que l’on a faites, et qu’il leur est arrivé quelquefois de passer leurs modèles. Quant à Fortunio, mademoiselle de Maupin, le Capitaine Fracasse, quelques qualités de style que l’on y vante, et en consentant qu’elles y soient, les Trois Mousquetaires du vieux Dumas, les romans d’Eugène Sue ou de Frédéric Soulié, les Mystères de Paris ou les Mémoires du Diable, ne tiennent pas seulement plus de place dans les bibliothèques, ils en occupent une plus importante aussi dans l’histoire du roman contemporain. A moins que ce ne soit donc dans le feuilleton dramatique ou dans le compte-rendu des Salons de peinture, Gautier n’a rien laissé qui paraisse assuré de survivre. Et c’est pourquoi, dans le siècle où nous sommes, de bien moindres stylistes, mais qui ont écrit parce qu’ils avaient quelque chose à dire, ce qui est après tout l’une des fins de l’art d’écrire, ou qui l’ont dit sans presque y songer, sont de bien autres écrivains que lui.

Mais, en le remettant à sa vraie place, fort au-dessous de Lamartine, d’Hugo, de ce Musset dont il rêvait, nous dit-on, de refaire les poèmes avec des « rimes plus soignées, » fort au-dessous de Vigny même, — quels que soient, j’en conviens, chez le noble auteur de Moïse et d’Elva les défaillances ou les manques de l’exécution, — je voudrais que l’on eût rendu plus de justice, d’abord, et une justice plus exacte, à de très réelles et assez rares qualités de poète, et non pas seulement de styliste, qui furent bien celles de Théophile Gautier. Telle est d’abord, sinon peut-être cette incuriosité du présent et ce détachement de la chose publique, où je veux bien qu’il se mêlât un peu d’affectation et d’ostentation, et un vif désir d’irriter le a bourgeois, » mais au moins, selon son expression, telle est cette « nostalgie, » très sincère, d’un autre ciel et d’un autre temps, d’une autre vie, moins uniforme et moins civilisée, moins rectiligne et plus libre, plus pittoresque et plus magnifique. Les louangeurs du passé ne sont pas tous autant de poètes ; il y en aurait trop ; mais il n’y a pas non plus de vrai poète, sans cette