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mort ceux qui introduisaient des divinités étrangères ; mais celles-ci se faisaient si modestes en arrivant et elles vivaient si longtemps dans l’ombre, que le monde officiel, ou les dédaignait, ou ne les connaissait pas. Et puis, pour l’exécution de la loi, il fallait qu’un citoyen se chargeât du rôle parfois dangereux d’accusateur. Mais sous le coup des malheurs publics, l’intolérance se réveilla. Les familles sacerdotales, par piété héréditaire et pour ne point perdre le crédit qu’elles devaient à leurs fonctions religieuses, s’entendirent, pour venger leurs dieux, avec le parti conservateur, que ces nouveautés effrayaient, et, malheureusement, la législation d’Athènes autorisait l’action publique d’impiété, ἀσέϐεια (asebeia), et elle édictait pour le condamné la peine de mort, avec la confiscation des biens, même la privation de sépulture, ce qui était une seconde mort.

Avant la guerre, Anaxagore et Diogène d’Apollonie avaient été seuls frappés ; depuis la peste, les condamnations se multiplièrent. À Samothrace, Diagoras de Mélos avait échappé à la colère des Gabires ; à Athènes, il fut proscrit pour avoir divulgué les mystères des grandes déesses, et l’état promit un talent à qui le tuerait, deux à qui le livrerait à la justice. Un ami de Périclès, Protagoras, condamné pour athéisme, put s’enfuir, mais périt dans un naufrage, et ses livres furent brûlés sur la place publique. Son disciple, Prodicus de Céos, par sa belle allégorie d’Hercule au carrefour, mettait le bonheur dans la vertu et non dans les plaisirs ; mais les dieux étaient pour lui une création de l’homme qui avait divinisé les objets de sa terreur ou de sa reconnaissance ; Athènes le condamna à boire la ciguë. On se souvient de l’affaire des hermès, de l’anxiété profonde qu’elle jeta dans la ville, et du grand procès qu’elle amena. Or, Socrate heurtait de front cette intolérance.

Pour lui, il était deux sortes de connaissances : les unes que les hommes peuvent acquérir, les autres que les dieux se sont réservées, et cette séparation existe toujours, car aucun esprit libre n’a encore pénétré dans la région de l’inconnaissable. Mais toujours aussi on a fait sortir de ce domaine, réservé aux dieux, des révélations qu’ils envoient par leurs oracles, leurs prophètes ou leurs représentans sur la terre. Socrate, tout en méprisant, comme l’Hector d’Homère, les signes qu’on tirait du vol des oiseaux, croyait que l’on pouvait recourir aux oracles, à condition de ne les consulter que sur des choses inaccessibles à l’intelligence, telles que l’avenir qui est le secret des dieux, et cette réserve sauvait les droits de la raison, en laissant la sagesse humaine maîtresse d’interpréter les réponses obscures des prêtres à des questions qui étaient de son ressort. Il croyait aussi aux secrets avertissemens que la divinité suscite dans l’âme de ceux qu’elle favorise. Il pensait