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qu’a un événement de se produire. Les politiques ne sont sûrs de rien, ils doivent se contenter du probable, leurs certitudes sont très incertaines. Le grand Frédéric comptait toujours avec « sa sacrée majesté le Hasard, » et le ministre célèbre qui se vantait de ne s’être jamais trompé a prouvé par sa chute que l’erreur suprême est de se croire infaillible.

Si dissemblables d’humeur et de génie que puissent être les grands hommes d’état, si diverses que soient leurs aptitudes, certains traits leur sont communs et leur donnent un air de famille. M. de Holtzendorf en a indiqué quelques-uns ; il est facile d’en signaler d’autres. Je suis sûr d’être approuvé par lui si je dis qu’en règle générale ils se défient également des spéculatifs et de leurs idéalités, des empiriques et de leur orviétan. Ils habitent de préférence les régions moyennes, à mi-distance entre ciel et terre ; ils savent que les idées intermédiaires sont le fond de la vie humaine, et rien ne vaut à leurs yeux une pratique éclairée. Ils s’élèvent quelquefois sur les sommets ; ils y rencontrent les philosophes et les poètes, qui leur procurent des excitans, mais ce n’est pas auprès d’eux qu’ils se renseignent. Souvent aussi ils descendent dans les bas-fonds pour y chercher les outils dont ils ont besoin ; ils ont de grosses besognes à expédier, et ils prennent leurs instrumens où ils les trouvent. Un poète grec a dit qu’il ne faut pas gouverner pour les drôles, mais qu’il est bien difficile de gouverner sans eux. Les grands politiques ne sont pas toujours très délicats dans le choix de leurs auxiliaires, il y a des nécessités qu’ils subissent, ils s’en vengent par le mépris. Ils savent que le monde ira toujours comme il va, que ce coquin d’homme ne changera jamais, et que si tout n’est pas bien, il suffit que tout soit passable.

Ils ne sont pas des inventeurs, des créateurs d’idées ; souvent même, ils n’ont rien d’original ni de neuf, rien qui leur soit propre. Ils vivent sur le fonds commun, ils ont toujours des précurseurs. Longtemps avant eux, on avait dit : « Voilà ce qu’il faudrait faire. » Mais personne n’avait su le faire, et ils l’ont fait. Les fatalistes, tels que le comte Tolstoï, qui a tant raisonné et déraisonné sur Napoléon Ier, regardent le grand homme d’état comme une marionnette dont la destinée tient les fils. Carlyle le considérait, au contraire, comme une sorte de révélateur, et ne voyait dans l’histoire universelle qu’une suite de biographies de héros mises bout à bout : le dernier en date était Carlyle. La vérité est que le grand homme d’état est de son pays et de son siècle, qu’il en partage les aspirations, mais qu’il transforme des sentimens confus en idées claires, des forces inconscientes en outils intelligens, et qu’il découvre des moyens d’exécution dont personne ne s’était avisé avant lui. Des milliers d’Italiens avaient inventé l’Italie avant Cavour ; des centaines de milliers d’Allemands avaient inventé l’unité de l’Allemagne avant M. de Bismarck. Mais le