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de 300,000 âmes à près de 2 millions ; que la terre décupla partout de valeur et que la Nouvelle-Russie ne tarda pas à prendre un essor comparable à celui du Far-West américain, Richelieu, qui s’intéressait passionnément aux choses de l’agriculture et qui, en ce pays neuf, pouvait s’inspirer des exemples de Sully, fit planter des mûriers, encouragea l’élève du mouton et surtout celle du mérinos, essaya de propager la culture du colza, introduisit les machines agricoles. Partout il multiplia les écoles, et, à Kharkof, fonda l’université.

Il ne lui suffisait pas d’appeler des colons européens : il voulut faire concourir à cette œuvre de civilisation même les élémens barbares les plus réfractaires. Les Tatars de Crimée, ces anciens dominateurs du sud, qui avaient autrefois poussé leurs ravages jusqu’à Moscou, que le fanastisme musulman et leurs récentes infortunes aigrissaient contre les autorités russes, il réussit à les apprivoiser. « Il les choyait, pour ainsi dire, raconte Sicard, avec une bonté particulière, combattait leur apathie naturelle, les excitait à régulariser les limites de leurs propriétés, qui, indéterminées sous le précédent gouvernement, donnaient lieu à des contestations sans fin… Ils respectaient et chérissaient le duc de Richelieu, en chef et en père. » Il les protégea contre les soupçons du gouvernement russe ; pendant la guerre qu’on soutenait alors contre les Turcs, celui-ci avait imaginé de réduire les Tatars à l’impuissance en leur enlevant leurs chevaux. C’eût été la ruine de ces populations. Il faut voir avec quelle chaleur Richelieu plaide leur cause auprès du général Viazmitinof, ministre de la guerre :


Vous n’ignorez pas, mon cher général, que les Tatars de la montagne n’ont exclusivement d’autre moyen de subsister que leurs chevaux, qui leur servent à tous les transports ; que ceux mêmes de la plaine en tirent la plus grande partie de leurs ressources. S’ils en sont privés, quel horrible résultat pour ces malheureux ! Et quel effet moral l’exécution de cette mesure aura-t-elle, en répandant parmi les chrétiens la terreur la plus grande et aigrissant, non sans raison, les mahométans, qui, jusqu’à, présent, ne nous ont donné aucune raison de les maltraiter ! .. où trouver la nourriture pour cette multitude de chevaux ? Songez aussi aux abus inséparables d’une telle émigration, aux vols, aux pillages ! Vous verrez qu’il en résultera la ruine immanquable des habitans de la presqu’île et de ceux des steppes de Pérékop et du Dnieper. Nous tomberons donc dans un inconvénient plus grand que celui que nous voulons éviter… Je me mets à vos genoux pour vous supplier de ne pas exiger de nous cette mesure, qui ferait le malheur du pays.