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que, même versés dans un fossé plein de neige, au milieu de la nuit, l’idée d’être fâchés d’être partis de Vienne ne nous est pas venue. »

C’est ainsi, après dix jours et dix nuits de voyage, qu’on arriva à Bender, le quartier-général du prince Potemkin (prononcez Patiômkine). Là, on retrouva d’autres Français, que la passion des armes avait également chassés des antichambres de Versailles et déportés en ces régions désolées, entre autres le vaillant comte Roger de Damas. En même temps, on eut une déception cruelle : on apprenait qu’il n’avait jamais été question d’assaillir Ismaïl, que la campagne était finie, à telles enseignes que Damas se disposait à rentrer en France. Cependant on se présenta à l’audience de Potemkin, et Richelieu eut la première révélation de cette Russie encore tout asiatique de Catherine II. Il a une jolie page sur le personnage étrange, qui semblait moins le généralissime d’une armée européenne qu’une sorte de grand-vizir de la sultane chrétienne, un satrape ou un pacha délégué par elle pour régner sur un pays cinq ou six fois plus vaste que le royaume de France :


Rien ne m’avait préparé, nous dit Richelieu, au spectacle qui frappa mes yeux en entrant dans le salon du prince : un divan d’étoffe d’or sous un superbe baldaquin, cinq femmes charmantes mises avec tout le goût et la richesse possibles, une sixième vêtue avec toute la magnificence du costume grec, couchée sur des coussins à la manière orientale. Le prince Potemkin assis seul auprès d’elle, vêtu d’une espèce de pelisse fort large, assez semblable à nos robes de chambre. C’est le vêtement qu’il affectionne le plus, et souvent il n’a que celui-là, parce que, dessous, il peut être quasi nu. Cinquante officiers de tout grade, debout, garnissant le fond de la salle, qui était éclairée par un très grand nombre de bougies…

Le prince Potemkin, dont le pouvoir, surtout à l’armée, ne connaît point de bornes, est un de ces hommes extraordinaires, aussi difficiles à définir que rares à rencontrer, mélange étonnant de grandeur et de faiblesse, de ridicule et de génie… Il possède, tant au moral qu’au physique, beaucoup de cette supériorité qui imprime le respect et captive l’obéissance. Sans avoir voyagé et sans presque jamais lire, il réunit des connaissances très étendues dans tous les genres… On peut dire de lui que, s’il ne fit pas les livres, au moins il fit les hommes… Il pompe les connaissances des gens qu’il rencontre, et, sa mémoire le servant à souhait, il s’approprie sans peine ce que les autres hommes ne se procurent qu’à force de peines et de travaux… L’habitude de l’autorité, la certitude de maîtriser tout jusqu’à l’opinion, surtout dans un pays où elle est presque sans force, fait que ce que l’on nomme dans un autre pays le respect humain n’a