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chez le jeune officier de vingt-quatre ans, l’économiste qui renouvellera la face de la Nouvelle-Russie et l’homme d’état qui, en France, luttera courageusement contre les violences des ultra.

A Vienne, il rencontre le prince Charles de Ligne et le comte de Langeron, dont le nom devait être un jour inséparable du sien. Ces trois jeunes gens dînaient ensemble chez le vieux prince de Ligne, lorsqu’un officier, arrivé en courrier de l’armée russe, vint leur annoncer que celle-ci allait mettre le siège devant Ismaïl. « il ajouta, comme par un pressentiment, que le siège serait sûrement très vif, que le pacha qui commandait dans la place était un homme courageux, qu’à la tête d’une garnison nombreuse il attendrait l’assaut, qui ne pouvait manquer d’être très chaud. Il n’est pas inutile de dire que cet homme tirait de sa tête toutes ces savantes conjectures. » Aux premiers mots du courrier, Richelieu regarde le prince Charles ; celui-ci le regarde aussi, et, ajoute Langeron dans sa Notice, « ils se devinent : leurs âmes étaient faites pour s’entendre. — Allons-y ! s’écria le jeune Richelieu. — Lâche qui s’en dédit ! » répliqua Charles. Et le départ est décidé.

Le vieux prince de Ligne pleura bien un peu ; mais il ne put qu’encourager son fils. Richelieu n’avait personne pour l’encourager, mais personne aussi pour le retenir. C’était bien, cette fois, son étoile qui se levait et qui lui montrait le chemin. Et puis, nous dit le duc, « j’étais las de porter toujours un uniforme sans avoir jamais reçu un coup de fusil. » Le voyage projeté n’était pas précisément une partie de plaisir : il s’agissait de 500 lieues à parcourir, en grande partie par des pays déserts, par un hiver déjà rigoureux, presque sans bagages, sans équipage et, en ce qui concerne Richelieu, avec peu d’argent. Le 10 septembre avait eu lieu ce dîner mémorable : le 12, à deux heures du matin, Charles de Ligne et Richelieu se mirent en route. Langeron était parti la veille.


On ne manqua pas, raconte le duc, de discourir beaucoup à Vienne sur ce départ précipité. Tous les gens de poids, toutes les têtes froides, accoutumés à envisager en tout sens le parti qu’ils prennent et à ne rien donner à la fortune, blâmèrent ouvertement notre résolution, et la légèreté française joua un grand rôle dans leur critique.


Ils traversèrent la Moravie, la Silésie, la Gallicie, et Richelieu reprend son carnet de voyage pour nous faire part de ses observations sur les résultats de l’administration autrichienne dans les provinces polonaises. A mesure qu’ils avançaient, le pays devenait plus sauvage : en Bukovine, en Moldavie, on se trouvait déjà en pleine barbarie. Mais, assure le noble aventurier, a je puis assurer