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en introduisant déjà dans son ouvrage plus d’artifice et de complication, que les générations suivantes ont confondu les deux auteurs, qu’elles n’en ont plus fait qu’une seule personne. Ainsi attribués au seul Homère, les deux poèmes ont bientôt acquis, dans tout le monde grec, une situation à part, une popularité qui les mettait hors ligne et au-dessus de toute comparaison. C’est ce que démontre un fait capital qui domine toute cette recherche. Les poètes cycliques ont ajusté leurs poèmes sur l’Iliade et sur l’Odyssée. Pour ne nous occuper ici que de l’Iliade, les Chants cypriaques arrêtaient leur récit au jour où Agamemnon et Achille avaient reçu en prix ces captives, Chryséis et Briséis, qui devaient devenir ensuite la cause des malheurs des Grecs ; de même la Petite Iliade prenait la suite des événemens après la mort de Patrocle et les conduisait jusqu’à la chute d’Ilion. Aucun de ces poèmes ne racontait, avec d’autres incidens, les aventures qui forment la matière même de l’Iliade. Il y a là un des plus forts argumens que l’on puisse alléguer en faveur de l’opinion que nous avons soutenue. D’après divers indices, c’est vers le temps des premières Olympiades que les plus anciens des poètes dits cycliques, Arctinos de Milet, Leschès de Mitylène et Stasinos de Cypre, ont repris et continué, dans des conditions nouvelles, avec l’aide de l’écriture, la tâche qu’Homère avait si brillamment inaugurée, la coordination de tous ces récits où s’était jouée librement la fantaisie des premiers chanteurs épiques ; or si, dès ce moment, l’Iliade assujettissait ainsi les poètes du Cycle à certaines données qu’ils n’étaient pas libres d’écarter, si elle leur prescrivait et le point de départ et le terme de leurs narrations, c’est qu’elle était déjà constituée, c’est que ce grand corps avait déjà la stature et les contours que nous lui connaissons. L’Iliade de l’antiquité classique, notre Iliade, existait donc au milieu du VIIIe siècle ; on peut le conclure de l’influence qu’elle a exercée sur la formation des poèmes cycliques, comme on a, de nos jours, affirmé l’existence de la planète Neptune, sans la voir, d’après les mouvemens qu’elle imposait aux astres voisins.

Tout indirecte qu’elle soit, cette preuve n’en a pas moins une valeur sérieuse, que n’a pu méconnaître M. Croiset ; il ne cherche point à nier qu’Arctinos, quand « il entreprit de compléter l’Iliade par le dehors en la continuant, » l’ait connue telle, à quelques détails près, que la lisait Hérodote ; mais si, selon lui, l’Iliade ressemblait dès lors à « cet être vivant, un et complet » auquel Aristote devait plus tard la comparer, elle n’était pas née avec ce caractère ; il n’y avait pas été imprimé par une pensée ordonnatrice et maîtresse, par celle du poète qui avait eu le premier l’idée de raconter la dispute d’Achille avec Agamemnon et ses conséquences funestes. Ce poète n’aurait composé que quelques chants,