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étendent de la manière la plus heureuse l’horizon du poème. Dans un récit de guerre, elles nous font voir incidemment, et comme par d’ingénieuses échappées de vue, des scènes de chasse, des épisodes de la vie rustique ou urbaine, et plus souvent encore les aspects divers de la nature. »

On n’a, sans doute, aucune raison de penser que l’Iliade ait été le premier poème où aient paru ces comparaisons ; à leur fréquence même, au caractère de la formule qui sert à les introduire, on sent qu’elles étaient déjà dans les habitudes de la narration épique ; mais, d’autre part, il n’y avait certainement rien de pareil dans les plus anciennes cantilènes. Celles-ci étaient encore de la poésie populaire ; elles en avaient la brièveté un peu sèche et se passaient de transitions ; elles se contentaient de résumer, en quelques mots heurtés et rapides, les phases principales de l’action. Ce n’est qu’un art déjà très avancé qui a pu avoir l’idée de chercher dans ces peintures accessoires, dans ces ressemblances et ces analogies, un moyen de rendre plus forte et plus vive l’impression que voulait laisser tel détail du récit. L’exemple de ces comparaisons descriptives a donc été donné par quelque prédécesseur immédiat d’Homère ; mais, avec celui-ci, ces courtes descriptions auraient pris plus de relief et de couleur. Peut-être faut-il voir encore la marque de la supériorité de son génie dans une particularité qui nous a toujours frappé. Nulle part le poète ne décrit pour le plaisir de décrire, comme le feront souvent ses imitateurs ; il semble avoir compris que la nature ne se suffit pas à elle-même, qu’elle n’est pour l’homme qu’un cadre où se déploie son activité, qu’une source inépuisable de sentimens et de pensées ; aussi presque toutes ces comparaisons se terminent-elles par un trait qui indique comment tel ou tel phénomène de la nature retentit dans le cœur de l’homme. L’homme n’est jamais absent de ses tableaux. Rappelez-vous, par exemple, un passage célèbre du poème, celui où la plaine tout étincelante des feux allumés par les Troyens est comparée au ciel resplendissant d’étoiles. En quelques beaux vers, le poète rappelle l’effet d’une de ces nuits transparentes et lumineuses où l’œil distingue au loin les crêtes des montagnes, leurs pentes et les ravins qui en sillonnent les flancs ; il s’arrête sur ce mot : « Le pâtre se réjouit en son âme[1]. » Ailleurs, le poète peint le brouillard que le vent du sud répand autour des sommets et sur les hauts pâturages, ou bien la nuée orageuse que le zéphyr pousse devant lui sur la mer qui devient noire comme de la poix[2] ; là encore, la nature est aperçue à travers les sentimens de l’homme, définie, dans la variété de

  1. Γέγηθε δέ τε φρένα ποιμήν. Iliade, VIII, 555-559.
  2. Iliade, III, 10-12, et iv, 276-380.