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REVUE DES DEUX MONDES.

Éoliens ne vivaient-ils pas côte à côte sur les rivages occidentaux de l’Asie-Mineure ? N’y avait-il pas, entre les deux groupes, d’étroits-rapports de race et d’intérêts, d’idées et d’affaires, un commerce quotidien et comme une pénétration réciproque ? Telle ville, comme Smyrne, avait été fondée par les Éoliens ; mais les Ioniens avaient fini par y prendre le dessus et par la rattacher à leur ligue nationale. Il n’y avait pas, entre les deux peuples ou plutôt entre ces deux branches d’un même peuple, de frontière définie qui pût arrêter les chantres épiques ; ceux-ci, par profession, étaient d’éternels voyageurs ; la parole étant le seul moyen dont ils disposassent pour produire au dehors leurs inventions et leurs pensées, il leur fallait chercher chaque jour un nouvel auditoire, et, pour le trouver, se déplacer sans cesse, courir le monde par terre et par mer, aller de Milet, la reine de l’Ionie, jusqu’à l’éolienne Cymé, puis se laisser porter par le vent, sur quelque barque de pêcheur où ils payaient leur passage en chansons, jusqu’à Délos, où les Ioniens, en habits de fête, se donnaient rendez-vous autour du vieil oracle d’Apollon ; ils revenaient ensuite par Chios et par Lesbos. Dans cette vie errante, l’aède devait acquérir une connaissance pratique et familière de tous les parlera divers qui étaient en usage sur ce littoral et dans les iles contiguës. En même temps, pour satisfaire ses auditeurs et pour les servir suivant leurs goûts, il lui fallait savoir les plus beaux des chants qu’avaient fait entendre ses prédécesseurs ; il pourrait ainsi mettre en scène les héros les plus populaires et les plus aimés, tout en relevant l’intérêt du récit par quelques additions heureuses, par un grain de nouveauté ; car « la chanson la plus nouvelle, » disait-on déjà du temps de ces vieux poètes, et est celle que les hommes écoutent le plus volontiers[1]. »

Dans ces conditions, supposez un poète, supérieur à ses devanciers par l’originalité de son génie, qui naît à propos, vers la fin d’un siècle qu’a tout entier rempli et charmé la riche floraison des cantilènes épiques ; supposez-le cédant à l’ambition de composer une œuvre plus considérable et mieux liée qu’aucune de celles qui se sont jusque-là disputé la faveur des Grecs d’Asie, concevant le plan et mûrissant la pensée de l’Iliade ; pour réussir dans cette entreprise, il lui faudra une langue noble, riche et variée, qui se prête en même temps avec toute la souplesse possible aux exigences du mètre. Afin de se donner cet instrument, l’inventeur, le novateur que nous nous figurons, puisera tout ensemble dans l’ample trésor de tous ces parlers locaux qu’il a entendus retentir à son oreille et dans celui de l’idiome poétique déjà élaboré par les aèdes antérieurs, par ceux de l’Éolie et par ceux de l’Ionie ; il saura mettre à

  1. Odyssée, I, 351.