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vers, elle n’oublie aucun des détails qui ont de l’importance ; c’est bien le même récit qu’elle vise[1].

Tydée, dont le souvenir est ainsi plusieurs fois évoqué dans l’Iliade, n’y paraît pas ; il est censé avoir péri bien avant que commence la guerre de Troie ; mais l’Iliade met en scène un contemporain de Tydée, Nestor. Nestor est presque inutile à l’action, car son bras, appesanti par l’âge, n’est plus d’aucun secours, et ce n’est pas son éloquence un peu diffuse, c’est celle d’Ulysse, plus nerveuse et allant plus droit au fait, qui, dans les conjonctures difficiles, entraîne et décide le conseil des rois. Pourquoi donc le poète fait-il reparaître sans cesse Nestor sur la scène et ne le mentionne-t-il jamais qu’avec honneur ? Pourquoi lui fait-il prendre sans cesse la parole, dont il abuse quelquefois ? C’est que Nestor, l’ancêtre légendaire des Néléides, de ces grandes familles qui tenaient le premier rang à Milet, à Éphèse et dans la plupart des cités ioniennes, était, quand parut l’Iliade, un personnage déjà très populaire, au moins dans une moitié de la Grèce asiatique ; il était le héros de prédilection des aèdes de l’Ionie. De même que tous les exploits dont Nestor entretient les chefs grecs datent du premier âge de sa vie, de même le personnage appartient tout entier à un cycle antérieur où a été le prendre, déjà célèbre, le poète de l’Iliade.

« Le vieux cavalier Pelée, l’excellent conseiller et harangueur des Myrmidons, » est comme une autre épreuve, moins nette de contour, du type de Nestor. Comme celui-ci, il est encore vivant au moment où son fils combat devant Troie ; mais, tandis que Nestor est venu voir Antiloque faire ses premières armes en champ clos, Pelée est resté en Thessalie, où, triste et seul, il attend celui qui ne doit pas revenir, et ce trait ajoute quelque chose au tragique de la destinée d’Achille. Il est cependant fait bien souvent allusion, dans l’Iliade, aux aventures de Pelée, à cette lutte étrange qui fit entrer l’époux mortel dans la couche d’une déesse, à ces noces auxquelles assista tout l’Olympe ; on devine que Pelée, lui aussi, a dû avoir, chez les Éoliens, sa geste, qui précéda peut-être celle d’Achille, qui en fut comme la préface. La légende de Pelée, telle que la raconte Apollodore, est le sec résumé d’une Péléide perdue. Il serait aisé de signaler, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, bien d’autres exemples de ces personnages que le poète mentionne au passage sans rien expliquer ; maints épisodes qui supposent une action assez complexe,

  1. Iliade, V, 801-809. La Dolonie, petite composition qui fut d’abord étrangère à l’Iliade et ne s’y agrégea qu’assez tard, fait aussi allusion à cette prouesse de Tydée. Ce devait être là une des parties les plus goûtées de la geste de Tydée.