Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contrée. Telle était l’impression assez générale, différente assurément de la chaleur affectée de d’Argenson, mais aboutissant en pratique à peu près à la même conduite. Et c’est bien là, en effet, la conclusion à laquelle nous voyons arriver un observateur bourgeois, dont le bon sens ne manquait pas de perspicacité : — « Voilà, dit le chroniqueur Barbier, le grand-duc reconnu empereur et la reine de Hongrie impératrice : il faudra bien que la France et l’Espagne les reconnaissent aussi. Nous n’avons plus que faire dans l’Allemagne ; il ne reste plus que deux objets : la Flandre et l’Italie[1]. »

L’alliance prussienne ne se brisait donc pas cette fois par une rupture violente ; elle tombait en quelque sorte d’elle-même, de guerre lasse, d’un consentement commun, par suite d’un dégoût et d’un détachement réciproques. C’était l’effet de ce refroidissement insensible qui, dans les relations politiques comme dans la vie privée, est plus mortel pour l’amitié qu’une querelle ouverte. On se séparait sans colère, mais sans regret, sans désir de se revoir, uniquement parce qu’on avait cessé de compter sur l’appui et la fidélité mutuels. Et, à le bien prendre, cette indifférence, qui accueillait en France la fin d’une alliance naguère si avidement recherchée, n’était-elle pas elle-même l’indice que, par suite de l’élévation soudaine de la Prusse, une altération profonde s’était opérée dans les rapports des grands états de l’Europe et dans les conditions de leur équilibre ?

N’y avait-il pas là comme une aperception confuse de ce fait, qu’en face d’une grandeur nouvelle, le rôle de l’ancienne politique était terminé ? L’alliance de la Prusse avait eu pour nous son utilité et son prix tant que l’Autriche, exerçant sur l’Allemagne une domination souveraine, faisait peser sur noire frontière du nord la menace d’une force prépondérante. Mais, en face de l’Autriche affaiblie et de l’Allemagne divisée désormais entre deux puissances en état de se tenir tête l’une à l’autre, l’intérêt avait disparu avec le danger. Rien ne nous appelait plus à prendre part à cette lutte de deux ambitions rivales, et si nous étions encore un jour amenés à y intervenir, ce devait être plutôt pour tenir entre elles la balance égale, et empêcher la plus jeune, la plus audacieuse, en écrasant l’autre, de s’élever à son tour à une grandeur inquiétante. À ce point de vue de notre sécurité future, la Prusse victorieuse, aux mains d’un grand homme, était déjà peut-être plus à craindre que l’Autriche humiliée. Était-ce là ce que sentait vaguement l’esprit public ? Était-ce ce nuage chargé de la foudre qui apparaissait dans

  1. Barbier, janvier 1746.