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choisi par des amateurs de littérature et où n’auraient accès que d’autres amateurs, critiques de profession ou bénévoles. Cette exhibition à huis-clos serait toujours moins risquée. Mais, dépourvue des commentaires de l’écrivain, cette histoire n’aurait-elle pas des obscurités suspectes, et qui prêteraient à de fâcheuses imaginations, à de scandaleuses méprises ? Ou bien, ne l’aurait-on pas éclairée d’un jour trop vif, et qui dévorerait les nuances ? Contre une pire hypothèse, le nom de M. de Goncourt et le titre d’amis qu’il donnait aux adaptateurs, aussi bien que le caractère de toute l’entreprise, étaient des garanties assez rassurantes : on n’aurait pas surchargé le tableau de couleurs criminelles, et fait de la religieuse une impudique, ni de l’interne un sacrilège. Non ! Mais si l’on ne montrait que ces deux faits, crûment illuminés : la sœur est amoureuse, la sœur n’est pas coupable, — adieu la vie et la grâce de l’ouvrage ! Il ne resterait qu’une image assez déplaisante, encore qu’édifiante : une sainte Thérèse de mélodrame.

A propos, — c’était la seconde question, — y avait-il dans ce roman l’essence d’un drame ? Une religieuse, au chevet des malades, lie amitié avec un interne ; dans leur « service » commun est admise une fille perdue, dont ce jeune homme fut le premier amant, et que lui-même est chargé d’opérer ; aux souvenirs qu’elle évêque, à la pitié passionnée qu’il témoigne, la religieuse sent remuer la jalousie dans son cœur, elle reconnaît la nature de son attachement, elle est prise de scrupules et d’angoisses ; la fille meurt, l’interne se désole, la religieuse a l’âme déchirée. Voilà toute l’action.

Il est vrai que le chagrin de l’interne a une portée peu ordinaire : pour en suivre les effets, le récit se prolonge. Ce jeune homme cherche des consolations dans l’absinthe : un jour, par gageure d’ivrogne, il fait mine d’embrasser la sœur ; elle le frappe au visage. Cet épisode, à la rigueur, fournirait un incident au metteur en scène. Enfin, juste avant le baisser du rideau, les dernières pages du livre pourraient se traduire en un tableau muet : qui ne se rappelle cette veillée funèbre, interrompue par une touchante visite ? Plus désespéré encore depuis sa vilaine sottise, toujours hanté par la vision de sa maîtresse dont il a entamé la chair, tenu à distance à présent par sa chaste amie, l’interne s’est tué, il s’est tué à sa manière, discrètement terrible : après une dissection, il s’est piqué la main avec son bistouri. Un camarade, pendant la nuit, garde son corps : dans un demi-sommeil, il voit une forme blanche apparaître, s’agenouiller auprès du fit et se mettre en prière. Au matin, il ne trouve plus sur la table une mèche de cheveux qu’il avait coupée pour la mère de son ami… Elle est présentée à ravir, cette mélancolique anecdote qui suggéra la première idée du livre ; mais dans ce livre, en somme, elle n’est que la fin d’un épilogue : tout ce qui suit la mort de Romaine, l’ancienne maîtresse de Barnier,