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de savoir si la ville de Lisbonne, si la capitale de votre pays, restera exposée au danger qui la menace. J’ai cru que la démarche que je fais ici, en vous offrant le moyen de l’en garantir, dût-elle échouer, nous honorerait tous deux, car la confiance qu’elle suppose ne marche qu’avec l’estime. »

Tels sont les procédés habituels de nos marins. L’amiral Baudin n’en connut point d’autres[1]. Un beau langage, quand il n’est pas soutenu, au besoin, par des actes, n’a cependant pas plus d’importance qu’une composition d’écolier ou une dissertation de rhéteur. L’amiral Roussin confie une fois de plus à sa table de loch les pensées intérieures qui l’agitent : « J’ai fait, écrit-il, le recensement de l’eau des bâtimens. Il faut que nous soyons entrés avant vingt ou vingt-cinq jours. Cette position est bien critique. Je suis décidé à ne point tenir compte des obstacles matériels de guerre, mais le vent de l’arrière est indispensable. On ne peut compter sur des viremens de bord sous le feu des batteries. Il n’y a nul doute qu’il faille essayer d’entrer. Nous essaierons, certainement, mais avec du vent. »

Le parlementaire est parti à dix heures du matin. L’amiral Roussin arpente sa dunette à grands pas : la longue-vue à la main, il suit attentivement et avec anxiété la marche du Dragon. Le brick se dirige vers la passe du sud. Au même moment, une galiote hollandaise entrait, par la passe du nord, dans le Tage. « Elle a ses bonnettes, remarque l’amiral. Elle les garde jusque sous le fort Saint-Julien, c’est-à-dire tant qu’elle court à l’est. Le vent n’a donc pas dévié du nord-nord-ouest, comme il est ici. Mais il est très faible. Le navire a bonnettes et cacatois. Sa vitesse ne serait pas suffisante pour une escadre qui entrerait de vive force. Parvenu par le travers du fort Bugio, le Dragon met en panne. Il dérive en dedans avec le courant et passe à l’est du fort Saint-Julien. Quand il est passé, il prend tribord amures et revient sur ce fort. Une demi-heure après, il paraît faire route pour Belem. »

L’amiral ne vous a-t-il pas fait, depuis le jour où il est monté sur le Suffren, partager ses émotions ? Sans être bachelier, il sait peindre ce qu’il voit, rendre ce qu’il éprouve. Sa résolution est arrêtée ; sa confiance hésite encore. Et pourtant on sent instinctivement qu’il passera. Il a si bien étudié le terrain, si minutieusement pesé toutes les chances ? La fortune serait vraiment habile, si elle réussissait à le prendre en défaut. Déjà le Marengo, l’Algésiras, l’Alger, la Pallas, viennent d’appareiller. Ces bâtimens ont ordre

  1. Voyez, dans la Revue du 15 février 1836, page 772, la lettre écrite par l’amiral Baudin avant l’attaque de Saint-Jean-d’Ulloa.