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déposer son opinion et son témoignage individuel. Quand la voix de l’interprète est assez puissante, elle est entendue par l’humanité, ou du moins par l’élite qui se dévoue au même labeur, ou qui se préoccupe des mêmes problèmes. Appeler la philosophie à devenir pratique, au sens de Bacon ou de Macaulay, c’est lui proposer de déserter son poste. Les sciences mêmes, issues de la philosophie, leur mère et leur institutrice, ne peuvent jamais s’en passer complètement, et elles ne doivent pas davantage céder à une invitation décevante. Elles non plus n’ont point à penser à l’utile ; elles ne doivent penser qu’au vrai.

Est-ce à dire pour cela que la science pure et la philosophie sont sans fruit, comme Bacon le leur reproche, et stériles, comme ces vierges auxquelles il les compare ? L’histoire du passé est là pour protester et prononcer sans appel. Le platonisme frayant la voie à des croyances meilleures, quatre cents ans avant l’ère chrétienne, le péripatétisme exerçant sa souveraineté bienfaisante durant tout le moyen âge, le stoïcisme soutenant les âmes défaillantes, le cartésianisme au siècle de Louis XIV, ont-ils été sans influence sur les destinées du genre humain ? La philosophie du XVIIIe siècle n’a-t-elle rien fait pour son temps ni pour le nôtre ? Est-ce qu’il peut y avoir deux réponses à de telles questions ? Si l’on veut rapprocher les changemens qu’amènent les sciences appliquées aux arts des changemens que la philosophie cause dans le monde moral, nous nous assurons que la spéculation, tant accusée de stérilité, a été plus pratique et plus efficace que les sciences hybrides auxquelles on voudrait l’immoler. Vienne quelque nouveau génie, si Dieu nous l’accorde, dans la philosophie et dans la science, et l’on verra si notre âge reste plus insensible et plus sourd que ses devanciers, et s’il écoute moins attentivement l’heureux mortel qui lui apportera une parcelle de vérité ignorée jusque-là. Quant à renoncer définitivement aux problèmes qu’agite la philosophie, ce n’est pas à elle qu’il faut le demander ; c’est à l’esprit humain.

A l’heure où nous sommes, la philosophie n’entre donc pas dans le ménage de la science, comme l’en accusait Claude Bernard ; elle connaît trop bien ses propres frontières pour vouloir envahir les frontières d’autrui. Elle respecte toutes les sciences, et elle applaudit d’autant plus volontiers à leurs progrès qu’elle en profite. Plus leur domaine s’étend, plus le sien, qui ne peut pas s’étendre, devient solide. Après Copernic, Kepler, Newton, Laplace, la métaphysique ne peut plus parler du système du monde comme au temps d’Aristote ; après Cuvier et la révélation des fossiles, elle ne peut pas parler du globe que nous habitans dans les mêmes termes que Voltaire, au siècle dernier. Ainsi la philosophie, loin de dédaigner le concours de la science, le réclame ; elle en use, pour pénétrer