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Actuellement, dans le monde entier, aussi bien que chez nous, les sciences obéissent au mouvement qui les emporte, et qui ne laisse pas que d’être périlleux pour elles. Pendant plus de deux siècles après la renaissance, les lettres seules avaient été cultivées et honorées, les sciences étaient restées presque en oubli et en sous-ordre. Bacon fut un des premiers à pressentir leur prochain triomphe, suite de la diffusion des lumières depuis la découverte de l’imprimerie. Le De augmentis et l’Instauratio magna n’ont pas un autre sens ; et cette aspiration généreuse fit la fortune de ces deux ouvrages, d’ailleurs si loin de tenir leurs promesses. En eux-mêmes, ils étaient insuffisans ; mais ils annonçaient, dans le style le plus brillant, l’avènement d’une puissance nouvelle. Les sciences allaient entrer en scène, à côté des lettres, et les remplacer, si elles le pouvaient. C’est donc une sorte de revanche que les sciences continuent à poursuivre de nos jours. Dans la lutte, la philosophie n’a pas été moins maltraitée que les lettres ; elle partage la défaveur qui les atteint. Elle ne s’en étonne ni ne s’en émeut. Les lettres sont une œuvre purement humaine ; elles ne demandent presque rien au dehors ; elles viennent de l’esprit et ne s’adressent qu’à l’esprit. La philosophie ne fait guère autre chose, si ce n’est qu’elle substitue la raison à l’imagination et à la sensibilité. Le destin des lettres et le sien sont semblables, et elle tient à ne s’en pas séparer. Elle attendra patiemment la réaction, qui est inévitable. Quand le monde se sera saturé de science, il verra ce qui lui manque, et il reviendra aux lettres et à la philosophie, qui donnent aux sciences leur forme et leur base. Mais ces oscillations de l’intelligence chez les nations les plus civilisées peuvent être fort lentes. Des périodes d’obscurcissement succèdent à des périodes de lumière. Après la Grèce et Rome surviennent les ténèbres que le moyen âge a eu tant de peine à vaincre. D’aussi funestes cataclysmes ne sont plus à redouter ; mais ce qui est toujours possible, c’est la prédominance d’un des élémens de l’esprit sur l’autre élément, relégué dans l’ombre. Aujourd’hui, l’esprit est surtout occupé des choses extérieures, et il néglige celles du dedans. On peut, sans être trop sévère, trouver que c’est là un abaissement ; mais chez les peuples comme chez les individus, l’esprit peut être opprimé par la matière, bien que cette déchéance ne soit jamais que transitoire.

Deux dangers principaux menacent les sciences : d’abord, une analyse poussée à l’excès ; et, d’autre part, une recherche trop assidue des applications pratiques. Ces deux déviations, également fréquentes, peuvent fausser la science en la détournant de son but. L’immensité des détails est un poids accablant ; le nombre en augmente incessamment, et déjà il est presque incalculable. Il n’est