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LA VIE DE CHARLES DARWIN.

les œuvres de Milton, Gray, Byron, Wordsworth, Coleridge, Shelley, — me procurèrent un vif plaisir. Shakspeare fit mes délices, principalement ses drames historiques, lorsque j’étais écolier. J’ai dit aussi que la peinture, la musique surtout, me procuraient d’agréable sensations. Maintenant, depuis un bon nombre d’années, je ne puis supporter la lecture d’une ligne de poésie ; j’ai essayé dernièrement de lire Shakspeare, et je l’ai trouvé si ennuyeux qu’il me dégoûtait.

J’ai aussi presque perdu mon goût pour la peinture et la musique. La musique me fait, en général, penser trop fortement au sujet que je viens de travailler, au lieu de me donner du plaisir. J’ai conservé quelque goût pour les beaux paysages, mais leur vue ne me donne plus la jouissance exquise que j’éprouvais autrefois.

D’un autre côté, les romans qui sont des œuvres d’imagination, ceux même qui n’ont rien de remarquable, m’ont procuré pendant des années un prodigieux soulagement, un grand plaisir, et je bénis souvent tous les romanciers. Un grand nombre de romans m’ont été lus à haute voix, je les aime tous, même s’ils ne sont bons qu’à demi, et surtout s’ils finissent bien. Une loi devrait les empêcher de mal finir.


Darwin a possédé à un haut degré encore, durant sa vieillesse, l’amour de la lecture légère, des romans en particulier ; sur ce point, il nous fait une profession de foi singulière et intéressante : « Un roman, suivant mon goût, n’est une œuvre de premier ordre que s’il contient quelque personnage que l’on puisse aimer ; et si ce personnage est une jolie femme, tout est pour le mieux. » Cette manière de voir n’est cependant pas exceptionnelle, et l’on comprend qu’un cerveau dont le travail consiste à prendre corps à corps les plus hauts problèmes de la science ne voie dans les œuvres littéraires qu’un moyen de se détendre l’esprit, et accorde ses préférences à celles qui y parviennent et qui, sans prétention à une psychologie plus ou moins cherchée, n’ont d’autre but que d’amuser et de reposer la pensée fatiguée, comme, une viande légère, un estomac épuisé par une trop forte alimentation.

Parmi les livres sérieux qui ont le plus impressionné l’esprit de Darwin adolescent, nous citerons deux œuvres, de grande valeur d’ailleurs : « Durant ma dernière année à Cambridge, je lus avec attention et intérêt les récits de voyages de Humboldt. Cet ouvrage et celui de sir J. Herschel, l’Introduction to the Study of Natural Philosophy, m’inspirèrent un zèle ardent. Je voulais ajouter, si humble qu’elle pût être, ma pierre au noble édifice des sciences naturelles. Aucun autre livre n’exerça autant d’influence sur moi que ces deux ouvrages. Je copiai dans Humboldt de longs passages relatifs à Tenériffe, et je les lus à haute voix, pendant une des excur-