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Mais son ambition était contenue ; elle ne se révélait qu’accidentellement et discrètement. « Il y a beaucoup de choses que la Prusse pourrait désirer, » disait-il un jour à M. de Moustier d’un air scrutateur, en ajustant ses lunettes ; « mais le roi éprouverait les plus grands scrupules à prendre quoi que ce soit, même ce qu’on lui mettrait dans les mains. N’a-t-il pas failli se brouiller avec Bunsen, parce qu’il lui parlait de remaniemens territoriaux ? Il faudra cependant, ajoutait le ministre en soupirant, que l’Allemagne subisse des transformations, mais cela ne pourra se faire qu’à la suite d’une guerre, car personne ne peut songer à remanier d’avance la carte de l’Europe. »

M. d’Usedom, de son côté, dans une de ses missions à Londres, avait abordé la question des compensations avec lord Clarendon ; il avait chercha des équivalens aux avantages que l’Autriche tirait, au détriment du commerce de la Prusse, de l’occupation des principautés danubiennes. Il faisait allusion à l’hégémonie que la Prusse revendiquait en Allemagne. Mais il n’était pas aisé de faire prévaloir la politique scabreuse des compensations auprès d’un roi mystique professant le respect du droit et du bien d’autrui. Il était réservé à M. de Bismarck, dégagé de tous préjugés et de tous scrupules, de reprendre en sous-œuvre, quelques années plus tard, avec le génie qui lui est propre, la pensée que M. de Manteuffel avait timidement rapportée du congrès de Paris, et de lui donner, au détriment de la France, par le fait des indécisions de Napoléon III, les plus larges développemens.

L’Allemagne n’est pas sortie tout d’une pièce du cerveau du prince de Bismarck. Jamais, du reste, cet homme d’état n’a poussé l’orgueil jusqu’à le prétendre. « Il s’agit de savoir, disait-il au baron de Talleyrand, le prédécesseur de M. Benedetti à Berlin, si la politique de Frédéric le Grand n’a été qu’un accident dans l’histoire de la Prusse, ou si elle est appelée à recevoir tous ses développemens[1]. »

Frédéric II, ce grand génie, dont le prince de Bismarck est en quelque sorte l’exécuteur testamentaire, car il s’est assimilé sa pensée et ses procédés, a posé les jalons de toutes les routes qui devaient s’ouvrir à ses successeurs. Il leur a légué dans ses Correspondances, dans l’Histoire de mon temps, dans ses Œuvres militaires et dans son Testament politique des instructions et des préceptes dont le roi Guillaume et son premier ministre ont su tirer

  1. Lorsqu’on 1881 la Revue publia les Etudes diplomatiques de M. le duc de Broglie sur Frédéric II et Marie-Thérèse et l’Affaire du Luxembourg, les lecteurs qui méditent les enseignemens de l’histoire furent Trappes en voyant, combien à cent ans de distance, la politique prussienne avait peu varié dans ses desseins et ses procédés. Les deux publications semblaient se compléter l’une par l’autre.