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de même du malheur des temps. On se laissait porter par le suffrage de ses concitoyens aux grades les plus éminens de la garde bourgeoise: capitaine Brizard! lieutenant-colonel Grammont ! colonel Naudet! On se jetait sur ce régal des honneurs avec un appétit préparé par des siècles de famine. A l’heure de la représentation, si quelqu’un de la troupe était en retard, on n’était pas fâché de l’excuser par cette annonce : « Notre camarade un tel est de service auprès du général Henriot... Notre camarade un tel est au Comité de sûreté générale pour l’intérêt de la République ; » si même ce camarade empêché arrivait juste à point pour entrer en scène, il prenait son parti de jouer tel quel, avec l’habit militaire. Décidément les comédiens étaient des hommes : il y paraissait, voilà tout. Quatre-vingts ans plus tard, dans une crise où les bourgeois eurent l’occasion de se galonner, nous avons vu que les hommes étaient des comédiens.

Au temps de nos grands-pères, l’enfantillage n’était guère moins excusable; et, sans doute, ce trop de zèle, cette fièvre printanière n’eût pas duré : chacun, de soi-même, serait revenu ou serait allé définitivement à son métier. L’auteur du pamphlet sur les Comédiens commandans n’aurait pas toujours perdu sa peine en remontrant à un acteur que « dévoué par état au plaisir, à l’amusement du public, son devoir est d’employer son temps à lui devenir agréable et non point à le commander. » Un orateur de club avait beau donner ce témoignage : « Ce que je sais, c’est que M. Naudet, mon général, entend fort bien le service, qu’on a été fort heureux de le trouver dans les momens de troubles, et qu’après s’être servi des gens on ne doit pas en être quitte pour leur dire : Allez-vous-en, gens de la noce... » Il est probable que Naudet, une fois « la noce » finie, eût rendu de lui-même son plumet; si bien qu’il entendît le service (il avait servi, en effet, dans l’ancienne armée avant de se faire comédien), il préférait apparemment son emploi de roi de théâtre ou de père noble à celui de général : on ne peut pas tout faire. Talma, s’il faut le dire, fut soupçonné d’avoir manqué à la consigne un jour d’émeute : au lieu de monter sa garde, il aurait monté un escalier, et se serait caché dans un grenier avec son fusil. C’est Naudet, précisément, qui l’accusa de cette défaillance. Talma répondit bien qu’il avait gravi ces étages pour mieux observer l’ennemi. On peut supposer toutefois qu’il eût quitté sans regret même ce poste d’observation pour se camper sur la scène, dans le rôle d’Achille ou dans le rôle de César. — Un quart de siècle après ces événemens, un petit conscrit restait en arrière du 2e de ligne, entre Paris et Waterloo, plus près de Paris, un peu avant Saint-Denis. Armes et bagages, il déposait tout dans un fossé, pour revenir plus lestement chez sa mère ; sur le conseil de la bonne femme, il se rendait à la salle de police. Il en sortait, le lendemain du grand désastre, pour porter la soupe à des camarades, à des soldats qui travaillaient