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mines d’Australie, dans les cultures meurtrières de Java, sur les placers de Californie et jusque dans les plantations des Antilles. Et ils étaient nombreux aussi ceux d’entre eux qui, là-bas, loin de leur patrie, loin de toute protection, avaient fini par succomber aux rigueurs des climats, aux mauvais traitemens, à l’épuisement lent des forces physiques, à la nostalgie de l’exil.

Ceux-là, la charité pieuse de leurs compagnons ne les avait point abandonnés : par souscription ou sur le pécule qu’ils avaient à si grand’peine amassé, on avait fait les frais d’un embaumement et on avait ramené leurs corps vers cette terre de Chine hors de laquelle il n’est pas de seconde vie pour les morts; ils étaient ainsi revenus sur les rives du Peï-ho, à bord des voiliers qui, chaque année, vont à Sydney, à Batavia, à San-Francisco, à Cuba même, se charger de cercueils chinois par centaines, et qui rapportent à travers les mers, comme les vaisseaux-fantômes des légendes hollandaises, leur cargaison de trépassés...

Quand la nuit fut tout à fait tombée et que la lune se fut élevée dans le ciel, la plaine funèbre parut s’étendre si loin hors de la vue, la glace des étangs s’éclaira de reflets si étranges, et il se dégageait du spectacle de tous ces tombeaux une telle impression de tristesse qu’on eût dit l’évocation mystérieuse du monde surnaturel où les âmes de ces milliers de corps ensevelis revivaient d’une vie léthargique et silencieuse, l’apparition féerique du pays inconnu où flottaient leurs songes éternels.


II.

Le souvenir de cette journée d’hiver me traversait l’esprit trois mois plus tard, en plein printemps, pendant une excursion au nord de Pékin, vers la frontière de Mongolie.

Je revenais de la Grande-Muraille de Chine, et on l’apercevait encore au loin qui gravissait les premiers contreforts des monts Inchan. Elle se déroulait en un long ruban de pierre crénelé, escaladant la montagne à pic, franchissant les précipices, serpentant sur les cimes, traversant des étendues infinies de plaines, coupant les fleuves sur des ponts bastionnés, se ramifiant pour couvrir des villes ou des territoires entiers en avant de l’enceinte principale, et se continuant ainsi à plus de mille lieues vers l’ouest. Pour l’édifier, les empereurs de la dynastie des Tsin avaient épuisé les ressources de leur trésor et les forces de leurs sujets : il avait fallu porter au sommet des montagnes ou à travers des déserts sablonneux tous les matériaux, la brique, le ciment, l’eau ; la construction de telle