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se rapprocherait toujours du néant sans jamais y atteindre. Et éternellement aussi se perpétuerait cette existence d’ombre vague tant que durerait le mystère insondable de l’univers.

Maintenant, la cérémonie se terminait : les bonzes psalmodiaient leurs dernières prières, et l’on faisait une fois encore les grands saluts rituels devant le cercueil que les ouvriers avaient achevé de recouvrir d’une mince couche de terre délayée. Alors les assistans se dispersèrent.

Ils s’en allaient vers la ville dont on apercevait au loin, dans une pénombre jaunâtre, les hautes portes surmontées de toits recourbés : les charrettes tendues de toile blanche prenaient le trot, et secouaient durement par leurs cahots les parentes de la défunte et les pleureuses, dont le visage avait déjà repris l’air d’impassibilité habituel aux femmes chinoises. Les autres membres de la famille suivaient à pied, en désordre, mêlés aux prêtres bouddhistes, aux porteurs, aux valets d’enterrement qui rapportaient leurs oripeaux funéraires.

Ils pressaient le pas, car le soir tombait et le froid devenait pénétrant : le soleil venait, en effet, de disparaître derrière les pâleurs de cire qui teintaient l’horizon, laissant traîner après lui une lueur crépusculaire qui était plus funèbre encore.

Mais presque aussitôt la lune se leva, couleur de sang, gigantesque ; elle étalait sa clarté boréale sur les glaces du Pei-ho et sur la plaine aux lointains indéfinis.

Sur le bord des étangs glacés et à perte de vue dans les champs, elle éclairait les milliers de tombeaux en ruines et de cercueils défoncés qui couvrent les environs de Tientsin, comme une nécropole abandonnée. Là étaient venus s’entasser depuis des siècles les restes de générations innombrables disparues à jamais.

De tant d’existences finies, combien encore vivaient dans le souvenir de leurs descendans? Subsistait-il quelque chose de la vie morale et idéale que le plus humble d’entre eux avait pu créer? Y en avait-il même, parmi eux, qui eussent marqué leur trace dans l’œuvre de l’humanité, dans la grande œuvre obscure dont ils avaient été les artisans inconsciens? La destinée les avait chacun inclinés vers des buts différens, mais tous, en leurs fortunes diverses, n’avaient eu qu’une seule pensée : s’assurer après leur mort des honneurs funèbres proportionnés au rang qu’ils avaient tenu dans la société, ou tout au moins laisser assez d’argent pour s’acheter un cercueil et être ensevelis suivant les rites. Pour le gagner, cet argent, plus d’un avait dû s’expatrier, courir le monde, aller chercher au loin du travail, sur tous les points du globe où va le grand courant de l’émigration chinoise. Ils avaient peiné dans les