Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/892

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et savantes négociations. Le jour du vote, chacun arrive avec son parti-pris d’avance. A les voir immobiles sur leur banc, la lèvre pendante, l’œil vague, on dirait une assemblée d’idiots. En réalité, il se trame dans cette grange des intrigues plus déliées que celles des diplomates. Malheur à l’administrateur qui remue ces fourmilières sans en connaître les galeries souterraines! Il se présente, il parle. On l’approuve du bonnet; puis, quand on passe au vote, il est tout étonné de n’avoir pas déplacé une voix.

Les petites communes n’ont pas toujours le talent d’agir ; mais elles ont une force d’inertie invincible. Les moyens coercitifs s’épuisent à la longue. Presque toujours le dernier mot reste à ces paysans têtus. C’est le grain de sable qui peut arrêter la machine. J’ai vu toute l’administration d’un grand département tenue en échec par une mince municipalité. Il s’agissait d’une commune entourée de marais, avec des maisons plus semblables à des huttes de castors qu’à des toits de chrétiens, et une population qui barbotait dans l’eau toute l’année, moitié hommes, moitié canards. Le conseil municipal qu’on avait extrait de ce mélange s’avisa un jour d’envoyer sa démission en masse. Ces gens s’étaient mis dans la tête qu’une certaine route passerait à droite de l’église et non pas à gauche. Pendant plusieurs mois ni délibération, ni budget, dans cette singulière paroisse. Le préfet s’y rendit et fit un beau discours, qui fut écouté avec un pieux recueillement. Cependant, de nouveau les semaines, les mois s’écoulèrent, et rien ne venait de ce coin bourbeux. Le premier magistrat du département dut affronter encore ces tristes déserts, ces grands horizons mélancoliques, où règne un vent aussi âpre que la volonté des habitans. Il trouva ceux-ci précisément au même point. Que faire? Il céda pour ne plus s’exposer à pareille bise.

Dans les petites villes, l’incohérence est encore grande, mais la vitalité bien plus forte. Souvent, lorsque la ville est dans sa période de croissance, le conseil présente un singulier mélange de ruraux et de civils. La blouse y coudoie la redingote. Les gens de campagne n’ont aucun goût pour la cité naissante, jusqu’au jour où ils comprennent qu’elle a bon appétit et la bourse bien garnie : dès lors, c’est un client qu’on ménage. Comme le conseil est composé d’élémens disparates, les résolutions sont souvent contradictoires. Tantôt la ville conçoit des projets grandioses, contracte des emprunts, pose fies premières pierres, escompte l’avenir à la façon des villes américaines; tantôt la timidité l’emporte, l’escarcelle du paysan se referme, et, pour une question de quelques sous, on se noie dans une chicane qui compromet les sacrifices de la veille. Le palais de justice inachevé se dégrade et ouvre ses murs béans à l’eau du ciel;