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complète et que les débouchés sont certains? Ce qu’on serait tenté de mettre sur le compte de l’apathie n’est qu’un calcul fort juste. Les deux causes d’attraction, le bourg tout proche, la grande ville éloignée, se combattent et se neutralisent.

En somme, parmi toutes ces communautés urbaines ou rurales, du haut en bas, du cèdre jusqu’à l’hysope, il règne une obstination à vivre, une puissance de sève, un mouvement continuel d’échange, de transformation et de renouvellement, qui ne sentent nullement leur pourriture. Ce n’est pas ainsi qu’on se figure un pays où la vie locale serait en décadence. Les jalousies mêmes, les querelles sont des symptômes de vitalité. Les territoires de toutes ces petites républiques sont invariables, parce que la puissance publique les ferait au besoin rentrer dans leurs limites. Mais sans le gendarme qui veille, elles recommenceraient la guerre et foraient des conquêtes, tout comme au moyen âge. C’est ainsi que jadis « messieurs » de Berne opprimaient les cantons pauvres de la Suisse, Florence écrasait Pise, et Strasbourg était la suzeraine très exigeante d’une foule de petites communautés vassales. De même on verrait Rouen mettre des chaînes au port du Havre, et Nantes combler le bassin de Saint-Nazaire, Les mœurs de notre temps les empêchent de tirer l’épée : elles se contentent de la lutte pacifique. Elles se disputent les faveurs ministérielles, et, ce qui vaut mieux, s’évertuent à renouveler leur outillage pour se mettre au courant des progrès modernes. On sait à quelle orgie de chemins de fer et de canaux se livrent maintenant ces communes de France dont on gourmande le sommeil. L’enceinte législative retentit de leurs aigres récriminations. On les soupçonne de fausser les ressorts de la politique. Mais il est au moins singulier d’entendre les mêmes publicistes, qui se lamentent sur l’envahissement des intérêts locaux, déclarer qu’il n’y a plus de vie locale en France. Il faut avouer que le témoignage de nos yeux et de nos oreilles contredit furieusement leurs assertions, et que, comme dans la comédie, les gens qu’ils tuent se portent assez bien. A moins que l’esprit de système n’ait précisément les effets que Stendhal attribuait irrévérencieusement à l’éducation des jésuites : «Donner l’habitude de ne pas faire attention à des choses plus claires que le jour. »


II.

Oui, dit-on, nous savons tous que les communes les plus faiblement constituées subissent le flux et le reflux de la vie matérielle; mais c’est la vigueur politique, et par suite la personnalité morale qui leur manquent.