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Sous Nicolas, du reste, lorsque l’église était régie par le sabre de Protassof, ce que le tsar demandait avant tout à son haut-procureur, c’était de fourbir les armes rouillées de l’orthodoxie pour la mener à l’assaut des régions hétérodoxes de la frontière. La réforme du clergé, la situation matérielle et morale des popes, la justice ecclésiastique, l’enseignement des séminaires, n’avaient, pour le suprême curateur de l’église et pour son vicaire près du synode, qu’un intérêt secondaire. La propagande au profit de l’église d’état semblait leur grand souci.

Avec Protassof, l’apôtre bureaucratique de l’orthodoxie en Lithuanie et dans les provinces baltiques, le haut-procureur était devenu le ministre du prosélytisme. Il l’est resté avec ses successeurs, les Tolstoï et les Pobédonostsef. Si la propagande n’a plus été leur unique préoccupation, elle est demeurée la principale. Au lieu de calmer les passions religieuses et d’inculquer autour d’eux l’esprit de tolérance, ces tuteurs laïques de la hiérarchie se sont donné pour mission de secouer l’apathie de l’église et de stimuler le zèle convertisseur d’un clergé à leur gré trop indifférent ou trop tiède. Au lieu de maintenir l’église dans le cercle de sa mission purement religieuse, ils se sont efforcés d’élargir la sphère de l’activité ecclésiastique, cherchant à transformer l’église en moyen de gouvernement et le clergé en agent politique.

Les passions nationales et l’agitation révolutionnaire ont également contribué à cette sorte de cléricalisme orthodoxe, parfois secondé à la cour par les penchans personnels du souverain ou par la dévotion de la souveraine, car, à Pétersbourg de même qu’à Byzance, l’influence des femmes n’a pas toujours été étrangère au gouvernement de l’église[1]. Inévitable sous un pareil régime, ce piétisme officiel s’est particulièrement manifesté aux époques d’inquiétudes révolutionnaires, sous Nicolas, sous Alexandre II, sous Alexandre III. Il s’était déjà fait jour sous la gestion du comte Dmitri Tolstoï, qu’Alexandre II avait appelé simultanément aux lourdes fonctions de ministre de l’instruction publique et de haut-procureur du saint-synode[2]. Il a éclaté bruyamment sous l’administration de M. Pobédonostsef, ancien précepteur de l’empereur Alexandre III, dont il est demeuré le confident. Sorte de moine laïque, nourri des Écritures et des mystiques, traducteur de l’Imitation, défiant, par principe comme par tempérament, de toutes les libertés politiques et religieuses, M. Pobédonostsef semble moins appartenir à la Russie contemporaine qu’à l’Espagne du XVIe siècle. On l’a appelé un Philippe II

  1. Ainsi, par exemple, l’empereur Alexandre II cédait souvent, dans les questions religieuses, aux inspirations de sa femme, l’impératrice Marie Alexandrovna.
  2. On sait qu’Alexandre III lui a depuis confié le ministère de l’intérieur.