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à moins sa renommée. — L’Égorgeur de Vailly (c’est le surnom que garda un manouvrier du village, ancien soldat d’une force herculéenne) ne s’attaquait qu’à trois hommes à la fois. Il s’offrait pour guide aux alliés égarés, quand ils n’excédaient pas ce nombre, et il les tuait chemin faisant. Longtemps, dans l’Aisne, on ne voulut point boire l’eau des puits où tant de cadavres avaient été cachés. Une servante de Presles éventra avec sa fourche deux Cosaques endormis dans une grange. Pendant le sac de Soissons, une autre servante blessa deux Prussiens qui lui voulaient faire violence ; et un boucher, s’étant posté, armé d’un coutelas, au bas de l’escalier d’une cave, saignait dans l’ombre les pillards. À Grandelain, les habitans assaillirent pendant la nuit un poste de Cosaques et les massacrèrent tous[1]. Sur la route de Chaumont à Langres, un parti de paysans délivra quatre cents soldats d’Oudinot pris à la bataille de Bar-sur-Aube. Les riverains de la Basse-Marne arrêtèrent en quatre jours deux cent cinquante Russes et Prussiens. Les Ardennes étaient en pleine insurrection. Deux mille paysans gardaient les défilés de l’Argonne. Dans l’Oise et dans la Somme, des bandes armées fusillaient les Russes.

Les officiers alliés prisonniers avouaient que leurs soldats étaient terrifiés par la prise d’armes des paysans, « les Prussiens surtout, qui avaient l’expérience de ce que peut produire l’exaspération patriotique. » Les bois, les lisières des ponts, les bords des rivières et des étangs, les chemins encaissés, les talus dominant les grandes routes, devenaient des coupe-gorges. Des bandes de dix, de vingt, de cinquante, de trois cents individus, armés de fusils de chasse, de fourches, de haches, se tenaient en embuscade, prêts à se jeter sur les détachemens, promps à fuir en se dispersant si passaient des colonnes. « Il fallait, dit l’Allemand Richter, des escortes considérables aux convois et cent cavaliers pour accompagner un courrier. » Malheur aux traînards, aux isolés, aux vedettes, aux patrouilles, aux convoyeurs : la chasse était ouverte !

En quinze jours, l’esprit public avait changé avec la fortune, les batailles gagnées avaient réveillé la France. Après avoir souffert l’invasion sans révolte, elle se levait en armes, frémissante et furieuse. Après avoir mis son dernier espoir dans la paix, elle voulait la victoire.


HENRY HOUSSAYE.

  1. [Note manquante].