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trois salves d’applaudissemens, — une salve par franc, — saluèrent la lecture de la dépêche. Sur les boulevards, dans les rues, aux Champs-Elysées, on écoutait tonner le canon des Invalides, muet depuis si longtemps, et chacun s’abordait pour parler de la bataille et prédire de nouvelles victoires. « Pas un seul étranger, disait-on, ne repassera le Rhin[1]. » Au Jardin des Tuileries, la police arracha des mains de la foule un homme qui avait eu l’imprudence de dire « que les affaires se seraient terminées bien plus tôt si l’ennemi était entré dans la capitale. » Le soir, dans tous les théâtres, un acteur fit la lecture publique du bulletin, qu’interrompaient à chaque mot, à chaque phrase, les cris et les applaudissemens. À l’Opéra, aussitôt la lecture achevée, l’orchestre entonna l’air : la Victoire est à nous ! et les chanteurs et les choristes, en costume de chevaliers, — on jouait Armide, — s’élancèrent des coulisses sur la scène, reprenant avec l’orchestre : la Victoire est à nous ! Paris était transformé. La joie qui éclatait dans cette belle journée était bien naturelle : depuis six mois, il n’y avait pas eu de bataille gagnée. On n’était pas habitué à cela sous l’empire.

Au bulletin de Champaubert succéda celui de Château-Thierry ; puis vinrent ceux de Montmirail, de Vauchamps, de Nangis, de Montereau, de Troyes. Chaque jour une nouvelle victoire venait raviver l’enthousiasme qu’avait excité la précédente. On disait que la paix ne tenait plus qu’à la médiatisation d’Anvers, et si grande, au reste, était la confiance dans les succès de l’empereur, que l’on déplora la retraite de l’armée autrichienne sur l’Aube, parce que, affirmait-on, « Schwarzenberg a échappé par là à une défaite complète. » Le 16 février, une première colonne de 5,000 prisonniers russes et prussiens entra à Paris, escortée par des grenadiers de la garde nationale, et défila sur les boulevards. La population entière, que les journaux avaient avertie, se porta à sa rencontre ; la Bourse elle-même était désertée. Les généraux russes, qui marchaient à cheval et sans épée en tête des troupes, furent reçus aux cris de : « Vive l’empereur ! Vive Marie-Louise ! À bas les Cosaques ! » Dans la rue Napoléon (rue de la Paix) et sur la place Vendôme, on cria : « Vive la Colonne ! » protestation patriotique contre le projet que l’on supposait aux alliés de détruire ce monument. À plusieurs reprises, les gendarmes d’escorte firent reculer la foule, où quelques individus proféraient des Insultes et des menaces. Ces manifestations cessèrent au passage des soldats, dont la misère et l’aspect sordide inspiraient la pitié. Vêtus de haillons qui n’avaient plus caractère d’uniforme, presque tous la tête nue ou

  1. Journal d’un officier anglais prisonnier sur parole.