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l’appel des conscrits. Grande émotion dans l’Orne, où le bruit se répand, le 12 janvier, que le gouvernement, à bout de ressources, va faire enlever, chez les particuliers, l’argenterie, les bijoux, le linge et le drap. Dans le Gers, un ancien page du comte de Provence parcourt les villages en exhortant les paysans à ne point payer les contributions additionnelles. À Marmande, un placard affiché porte que « les employés des droits réunis seront pendus en présence des Anglais. » Dans le Haut-Rhin, dans le Nord, dans la Somme, dans la Loire-Inférieure, on paraît tout disposé à ne pas attendre les Anglais pour procéder à cette exécution : des employés des droits réunis sont menacés, maltraités, mis en péril de mort. Le préfet d’Angers écrit : « La perception des impôts ne s’opère dans aucune commune. »

Pour cette campagne suprême, pour combattre l’ennemi sur le sol de la patrie, l’empereur n’avait ainsi ni soldats, ni armes, ni argent. Le quart de la France lui était hostile, le reste de la population demeurait inerte. La conspiration s’étendait dans toutes les villes, le découragement gagnait tous les esprits, déjà commençaient les trahisons. Napoléon était seul contre toute l’Europe, seul avec son génie et sa volonté.


III.

À Paris, Châteaubriand commençait d’écrire sa brochure : Buonaparte et les Bourbons. Le mécontentement allait croissant, et dans les salons, dans les calés, à la Bourse, au foyer déserté des théâtres, on ne craignait pas de dire ce que l’on pensait. On répétait vingt fois par jour le mot attribué à Talleyrand : « C’est le commencement de la fin. » On discutait les chances des Bourbons ; on affirmait que l’intention des alliés était de rétablir l’ancienne monarchie, que le roi allait être couronné à Lyon, qui était déjà au pouvoir de l’ennemi. Un matin, on trouva fixé à la base de la colonne un papier portant ces mots : « Passez vite ; il va tomber. » Des caricatures circulaient où un Cosaque remettait à l’empereur la carte de visite du tsar. Tandis que dans le peuple, qui pourtant n’avait i)as grand’chose à perdre, on redoutait le sac et l’incendie, dans la noblesse on attendait avec moins d’effroi « les restaurateurs du trône, » et dans la bourgeoisie, particulièrement chez les femmes, on disait, entre deux parties de bouillotte : « Les Cosaques ne sont méchans que dans les gazettes. À leur entrée à Mâcon, les alliés ont donné des fêtes et dépensé beaucoup d’argent. Ils arriveront fort à propos à Paris, où il n’y a plus un sou, pour rendre à la capitale ses plaisirs et ses richesses. » Néanmoins, on enfouissait l’or et l’argenterie dans des cachettes,