Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/802

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

presque tous marchaient en sabots. Les plus militaires d’aspect avaient un shako, une giberne et un havre-sac. Moitié de l’armement se composait de mauvais fusils de chasse, obtenus à grand’ peine par les réquisitions. Certains bataillons arrivaient absolument sans armes dans les camps de concentration. Le 16 février, mille gardes nationaux s’armèrent sur le champ de bataille avec les fusils de l’ennemi.

En vain l’empereur multipliait les levées, doublait les impôts, abandonnait son trésor particulier aux différens services de la guerre[1], hâtait la fabrication des armes, les travaux des forteresses, la confection des munitions ; le temps et l’argent manquaient pour tout. Le grand malheur fut la soudaineté de l’invasion. L’entrée précipitée des alliés sur l’ancien territoire, dans les premiers jours de janvier, surprit la France en pleine organisation de défense. Ce coup d’audace arrêta le recrutement et la perception dans le tiers des départemens, jeta par tout le pays le trouble et l’épouvante, et contraignit l’empereur à jouer sa couronne sur une seule bataille, lui qui avait gagné cent batailles !


II.

La France abattue n’eut pas un frémissement de révolte. L’idée métaphysique de la patrie violée qui en 92 avait eu, quoi qu’on en puisse dire, tant d’action sur un peuple jeune ou rajeuni par la liberté, cette idée ne souleva pas un peuple vieilli dans la guerre, las de sacrifices et avide de repos. Pour réveiller les colères et les haines, il fallut le fait brutal et matériel de l’occupation étrangère avec son cortège de maux, les réquisitions, le pillage, le viol, le meurtre et l’incendie. Loin que l’invasion, dans les premiers temps, élevât les cœurs et donnât à l’empereur une force morale sur laquelle il était en droit de compter et dont il avait tant besoin, l’esprit public s’affaissa plus encore. Sur certains points de la chaîne des Vosges, des partisans inquiétèrent le passage des avant-gardes ; dans quelques rares villes de Franche-Comté et de Bourgogne, à Dôle, à Chalon-sur-Saône, à Bourg-en-Bresse, les gardes nationales

  1. Trente millions firent donnés le 12 novembre 1813, et ce n’était qu’un premier versement. Le trésor privé de l’empereur, produit de ses économies sur la liste civile pendant dix ans, se montait à la fin de 1813, défalcation faite des sommes avancées aux différens services et établissemens de crédit (sommes dont l’empereur fit abandon par l’article VI du traité de Fontainebleau), a 65 millions en or et en argent déposés dans les caves des Tuileries. Or, au mois d’avril 1814, il restait de ces 65 millions 10 ou 12 millions qui, au mépris de tout droit, furent saisis à Blois par les ordres du gouvernement provisoire.