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train. L’empereur pouvait faire la paix et il ne le voulait pas ; on accusait son obstination, son orgueil, sa tyrannie. Ces sentimens qui commençaient à régner dans les villes, depuis les salons jusqu’aux boutiques, n’avaient gagné ni les ateliers ni les campagnes. Là on souffrait cruellement de l’état des choses, on voulait la paix, mais on n’incriminait pas l’empereur. On haïssait la guerre, mais l’auteur de tant de guerres n’en devenait pas impopulaire. On ne pensait pas à rapprocher la cause de l’effet ni à associer ces deux termes pourtant identiques : la guerre, Napoléon. Les paysans criaient en même temps : « À bas les droits réunis ! » et « Vive l’empereur ! » Le peuple, qui, vu la faculté du remplacement, avait presque seul payé de son sang la gloire de Napoléon, le peuple avait gardé sa foi à Napoléon. Dans la correspondance des préfets et les rapports de police du commencement de janvier 1814, pièces où cependant rien n’est omis ni dissimulé de la misère et de la prostration régnantes, des placards royalistes, des désertions, des rébellions contre les agens du fisc, des propos malveillans de la bourgeoisie, c’est en vain que l’on cherche, parti des rangs du peuple, un cri de haine ou une menace contre l’empereur. Tout au contraire, de nombreux témoignages confirment le mot de Mollien : « La masse de la population ne connaissait que l’empereur et l’empire[1]. » Non-seulement l’empereur, si condamnable qu’il pût être, n’avait point perdu l’affection du peuple ; mais tout vaincu qu’il était, il gardait le prestige du capitaine invincible. La paix qu’on implorait timidement de lui, on s’imaginait qu’il était le maître de la faire, que c’est lui qui l’accorderait aux alliés. S’il ne la faisait pas, cette paix tant désirée, c’est qu’il était certain de la victoire. On pensait comme ces soldats de la garnison de Dresde qui, retenus prisonniers, au mépris de la capitulation, brisaient leurs armes sur les glacis en criant : « l’empereur n’est pas mort ! »

La première de ces immenses levées d’hommes décrétées dans l’automne de 1813 s’opéra facilement. L’empereur demandait 160,000 hommes des conscriptions de 1808 à 1814, pris parmi ceux qui n’avaient pas été appelés à servir. La France, épuisée, lui

  1. Mollien, Mémoires d’un ministre du trésor public, t. IV, p. 127. — « On dit que tous les moyens de succès sont du côté de l’empereur. » (Note de police. Paris, 21 janvier.) — « La population manifeste une grande confiance dans l’empereur. « (Commissaire-général de police de la Lozère à Rovigo, 25 janvier.) — « L’empereur peut compter sur la classe ouvrière. » (Note de police, 21 mars.) — « Grand enthousiasme au Havre pour les victoires de l’empereur. » (Rapport de Pasquier, 13 février.) — « Sa confiance dans le génie de l’empereur est sans bornes. » (Id., 5 mars.) — « Le peuple est pour l’empereur. » (Note de police. 22 janvier.) Archives nationales, F. 7, 6,603 ; F, 7, 3,043 ; AF., IV, 1,534. — Cf. analyses du comte François sur l’esprit public dans les départemens, passim, F. 7, 1,291 ; Fabvier, Fain, Ségur, etc.