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dû suspendre jusqu’au 1er janvier 1815 la loi qui fixait l’intérêt à 5 et pour 100 : chacun pouvait prêter au taux qu’il voulait. À Paris, sauf les denrées alimentaires et quelques bonbons le premier de l’an, on ne vendait rien. En province, les armateurs avaient leurs bâtimens au port, les manufacturiers leurs magasins pleins, les vignerons leurs celliers remplis. Ces derniers possédaient, il est vrai, des créances sur l’Allemagne : quand seraient-ils payés ? En attendant, on vendait son argenterie, ses meubles, son linge. Partout les faillites étaient nombreuses. Des colonnes mobiles fouillaient les bois à la recherche des réfractaires ; dans les villages, les garnisaires s’installaient au foyer de la mère et de la femme de l’insoumis ; dans certaines contrées, c’étaient les femmes et les enfans qui labouraient[1]. D’ailleurs, le ministre de l’intérieur n’allait-il pas bientôt mettre à l’ordre du pays, par la voie des journaux, que les femmes et les enfans pouvaient utilement remplacer les hommes dans les travaux des champs, et que le labour à la bêche devait suppléer au labour à la charrue, devenu impossible à cause du manque de chevaux.

Ainsi ruinée et décimée, la population française tout entière n’avait qu’une seule pensée, ne vivait que dans une seule espérance, ne formait qu’un seul vœu : la paix. Des villes, des campagnes, des états-majors mêmes, cette prière unanime arrivait soumise et tremblante au pied du trône impérial. Depuis les campagnes de 1808 et de 1809, et surtout depuis la retraite de Russie, la France était lasse de la guerre. Les désastres de la Bérézina et de Leipzig, la marche de l’ennemi vers les frontières, l’avaient fait revenir de ses rêves de gloire, comme, quinze ans plus tôt, les hécatombes de la Terreur et les désordres du Directoire l’avaient désabusée de ses rêves de liberté. Après vingt-cinq années de révolutions et de guerres, la France voulait du repos. Mais la France, et nous entendons par là, l’immense majorité du pays, les quatre cinquièmes de la population, ne désirait ni même ne pensait davantage.

  1. Le sous-préfet de Roanne à Montalivet, 17 janvier. (Arch. Nat., F° 7., 4,290.) Cf. sous-préfet de Vervins à Malouet, 11 janvier : « Il ne reste plus dans l’arrondissement que les vieillards, les estropiés, les infirmes. » (Archives de Laon.) — « Dans l’Aisne, écrit Pasquier le 6 janvier, on n’a laissé aucun homme dans les familles pour leur soutien. » — « Dans l’Eure-et-Loir, écrit-il le 11, il n’y a plus que les infirmes et les éclopés. » (Arch. nat.. AF., IV, 1534.) — Il faut bien se rendre à ces témoignages authentiques, venus de tous les points de la France et se confirmant l’un par l’autre. On est en droit néanmoins de les taxer d’une certaine exagération. Le rappel des classes an III et suivans, la levée de 1815, l’appel des gardes nationaux mobiles, ne portaient après tout que sur les hommes de dix-neuf à quarante ans. À quarante et un ans, on n’est pas un vieillard.