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dans les chefs-d’œuvre du grand art; ils sont à la fois des spectacles et des mystères.

« Je veux penser aux eaux souillées de la Tyne, ne me procurez plus des joies trompeuses, n’entreprenez pas de me consoler en me réconciliant avec le mal. Le monde est triste; laissez-moi à mes tristesses, à mes dégoûts et à mes devoirs. » Les mélancoliques de bonne volonté, qui aspirent à se rendre utiles, devraient considérer que rien n’est plus stérile que certaines tristesses, et que le premier devoir d’un homme d’action est de surmonter ses dégoûts. Voilà un malade mangé par un mystérieux ulcère. Le simple curieux qui l’aperçoit se détourne avec horreur; le chirurgien croit découvrir dans cette plaie un cas intéressant qui l’émeut, le passionne, et tout à l’heure il ouvrira sa trousse avec un frémissement d’impatience et d’anxiété, comme le peintre saisit sa brosse ou le sculpteur son ébauchoir. Qui des deux est le plus utile au malade, le dégoûté ou celui qui ne connaît plus le dégoût? Un touriste, égaré dans les faubourgs d’une grande ville, traverse un quartier infect où pullulent la misère et la vermine. La nausée le prend; il se dit à lui-même : « Regardons bien vite et sauvons-nous. » Sur ses pas accourt la charité; elle regarde et ne s’en va pas. Elle se réconcilie avec la misère, avec le mal, parce qu’elle voit partout de saintes tâches à accomplir, des problèmes du cœur à résoudre, des pitiés et des grâces à répandre. Elle ne marche pas, elle a des ailes; en quelque lieu sombre qu’elle se présente, la foi et l’espérance l’accompagnent; ne lui reprochez point ses illusions, elle a juré de n’en jamais guérir. Elle n’est pas seulement une vertu; comme l’art, elle est une magie, une passion; c’est avec des mains amoureuses qu’elle touche des loques immondes et des visages impurs. Une sainte religieuse disait que sa vocation la hantait tout le jour comme un péché; elle disait aussi: « Les infirmes sont nos trésors, les souffrances de l’âme et du corps sont nos domaines, et la guerre elle-même nous enrichit. »

Cette même religieuse aimait passionnément les fleurs, « qui lui semblaient sortir tout droit de la main de Dieu. » Elle aimait d’une égale ardeur la musique, les beaux tableaux et les beaux vers; elle y retrempait son cœur, elle y puisait des forces pour vaquer à ses dures besognes. En terminant son livre, M. Vernon Lee fait une grande concession à son dilettantisme : il convient que l’étude persévérante des chefs-d’œuvre de l’art prolonge notre jeunesse, et qu’il est bon d’être jeune pour être utile aux autres et à soi-même. Les Grecs, qui avaient leurs heures d’hypocondrie, disaient que le premier degré du bonheur est de ne pas naître, que le second est de mourir jeune. Ce qui est encore plus beau, c’est de mourir jeune à cent ans, et c’est la grâce que je souhaite à M. Lee pour le récompenser du plaisir avec