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laideur est sauvée, que les Caliban et les Richard de Shakspeare sont de beaux monstres qui forcent notre admiration, que l’épileptique de Raphaël figure comme un accessoire dans une scène sublime, que les satyres, les hydropiques de Mantegna se détachent sur de merveilleuses arc ides de verdure ornées de fleurs, de fruits savoureux et que le décor fait oublier le reste, que par les prestiges du clair-obscur, Rembrandt a changé une cour des miracles on un spectacle splendide et doré.

Il dit vrai, les grands artistes sauvent la laideur et en quelque mesure nous réconcilient avec le mal. L’effet que produisent sur nous les choses dépend moins de ce qu’elles sont que de notre humeur et de la couleur changeante de nos pensées; ce que nous trouvons en elles, c’est ce que nous y mettons : dis-moi qui tu es et je te dirai ce que tu verras. L’artiste nous contraint à les voir telles qu’il les voit, à sentir ce qu’il a senti; c’est par excellence un cas de sui gestion. Il a une idée à laquelle il a tout rapporté et qu’il nous impose. Qu’il peigne des noirceurs, s’il lui plaît; elles ne sont plus des taches, elles font partie d’un ensemble harmonieux où elles se fondent. Dans un piquant essai sur l’association des idées, M. Lee a raconté, d’après Pétrarque et le vieux Burton, la légende du lac de Charlemagne. Au vif étonnement de toute sa cour, le vieil empereur s’était épris d’une femme de condition commune et de beauté très ordinaire. Il eut la douleur de la perdre; il fit embaumer son corps, qu’il couvrit de joyaux et qu’il emmenait partout avec lui. Un vénérable évêque parvint à découvrir que la cause secrète de cette extravagante passion était un petit anneau magique déposé sous la langue de la morte. Il réussit à le dérober, et Charlemagne devint amoureux de l’évêque. Pour se soustraire à ses obsessions, le prélat jeta l’anneau au milieu d’un étang. A l’instant même, l’empereur oublia sa morte et son évêque; prenant en pitié tous ses palais, ce marécage lui parut le plus bel endroit de la terre; il y bâtit une maison, une église, et Aix la-Chapelle fut fondée.

Un grand paysagiste, qui possède l’anneau magique, répand un charme sur quelque site désolé, morne et âpre, et quand Shakspeare me montre un grand criminel, il me force à m’écrier : Quel beau diable! Un moissonneur sicilien, dont Théocrite a conté le malheur, s’était épris d’une petite joueuse de flûte, maigre, sèche et hâlée. Son camarade Milon lui disait : « Tu veux donc caresser une sauterelle! » Il répondait : « Je l’aime telle qu’elle est. Muse, chantez avec moi cette grêle enfant; tout ce que vous touchez, déesse, vous le rendez beau. » Cette muse, qui embellissait une sauterelle et prêtait des grâces à une petite fille maigre, était l’amour qui le consumait. L’amour est une magie, et tout artiste est un amoureux qui nous souffle sa fièvre. C’est pourquoi il y a comme une sorcellerie