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et d’Ovide, et les âmes du purgatoire l’entretiennent de poésie, d’enluminures et de chansons. Il a osé mettre des papes en enfer ; il est plus audacieux encore quand il fait dire à un damné gibelin que la défaite de son parti le tourmente plus que son lit de flammes. Quel prix attaché aux choses d’ici-bas ! Giotto, son contemporain, supprime le fond d’or des tableaux de sainteté, qui sera remplacé par des architectures savantes ou précieuses, par des paysages suaves ou magnifiques. On aperçoit au loin des montagnes bleues, des vallées, des gazons fleuris, des lacs, des arbres chargés de fruits, un cheval blanc qui galope, un faucon qui s’envole, et pendant qu’une vierge présente à l’adoration des fidèles un enfant miraculeux ou que le Verbe fait chair expire entre deux brigands, il y a des vaches qui broutent, des gens qui chassent, des gens qui pèchent ou qui raisonnent, et qui causent et semblent heureux de vivre. C’est ainsi que, par une douce ironie, les choses du monde sont mêlées aux choses du ciel, les joies terrestres au drame divin ; des dieux qui maudissaient se changent en dieux qui bénissent, ils apprennent à sourire, les croix enfantent des roses, et l’ascétisme, déraciné du fond des cœurs par un pieux sacrilège, en est réduit à s’enfuir dans les couvens, où l’art le poursuit et le traque.

M. Lee conviendra facilement de tout cela. Quelque bien qu’il veuille à son ami le prédicateur méthodiste, il ne partage point ses opinions sur la nature de Dieu et sur les enfans de lumière. — Soit! dira-t-il. L’art a travaillé jadis à l’affranchissement de l’esprit humain; c’est une tâche qu’il ne peut plus remplir, qu’il doit laisser aux philosophes et aux savans. L’art n’est plus pour nous qu’un amusement, qu’une distraction, qui a ses dangers. Il me persuade que le monde est beau, et je me sens heureux, et me sentant heureux, je me crois bon, et j’oublie le monde réel, ses tristesses, ses fanges et ses abominables viscères. Tandis que, plongé dans une muette extase, je contemple le Parnasse de Raphaël, la Tyne continue de verser ses immondices dans la Mer du Nord. Arrière, divins ensorceleurs ! Je veux penser à la Tyne et à ses souillures.

On pourrait lui représenter que les laideurs de la vie, les souillures de l’âme humaine ne sont pas absentes des œuvres d’art, que Shakspeare a mis en scène des Caliban et des Richard III, que Raphaël a dessiné d’après nature un épileptique, un possédé et ne s’est pas soucié de l’embellir, que Mantegna, en nous montrant les vices chassés de la terre par la sagesse et le travail, a peint des satyres et des hydropiques fort repoussans, que Rembrandt nous fait voir un Christ roi des gueux et des estropiés, et qu’il met sous nos yeux une vraie cour des miracles avec ses infirmités, ses béquilles et ses loques. Mais, sans doute, M. Lee nous répondrait que dans le grand art la