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métier, placez-le dans telle situation donnée, et dites-nous exactement ce qu’il fera. Avant de résoudre une équation, il faut la poser, et vous ne poserez jamais la vôtre, elle est trop complexe, les termes en sont innombrables. Vous avez peut-être oublié que ce Français avait une affection de la vessie, et cette vessie malade change tout; vous avez oublié qu’à l’âge de deux ans, il est tombé des bras de sa nourrice sur le parquet, et que, sans que personne s’en doutât, cette chute a laissé dans son cerveau d’ineffaçables traces. Peut-être aussi, par un phénomène d’hérédité indirecte, tel grand-oncle lui avait transmis quelque idio-syncrasie ou par un phénomène de réversion, il tenait du caractère bizarre de tel de ses ascendans du troisième degré. Certaines règles souffrent tant d’exceptions que ce ne sont plus des règles, et que le bon sens, les impressions, les souvenirs personnels sont des guides plus sûrs. Un critique sagace et de grande autorité reprochait à un romancier d’avoir introduit dans l’un de ses romans un médecin de fous qui avait le mot pour rire ; les médecins de fous, disait-il, sont toujours graves et tristes. Le romancier alléguait pour sa défense que, son roman étant un peu sombre, il avait chargé un personnage de belle humeur d’en égayer la philosophie. Il pouvait alléguer aussi que dans sa jeunesse il avait connu deux médecins directeurs de maisons de fous, dont l’un faisait dîner avec lui les plus raisonnables de ses malades, et les charmait par les grâces de son esprit et l’aménité de son humeur; dont l’autre, galantin un peu fat, toujours pimpant et pomponné, débitait aux jolies femmes des complimens musqués et rimait des bouquets à Chloris. Plus tard, ce même romancier, dînant en ville, se trouvait assis à côté d’un joyeux causeur, abondant en histoires drôles; cet homme plaisant était un médecin de fous. Assurément le critique avait raison, mais le romancier n’avait pas tort.

Toutes les préférences de M. Lee sont acquises au grand art, à l’art qui est une fête; il a bu longtemps à cette coupe enchantée, mais il en est sorti un serpent qui l’a piqué au cœur. Il a condamné ses joies, il s’est dit que ce monde n’est pas un lieu de plaisance, qu’il n’est permis qu’aux adolescens de jouir, de contempler et de rêver, que l’homme mûr doit peiner et agir, que l’art est un narcotique aussi dangereux que divin. C’est ici que nous l’arrêtons. Est-il bien vrai que les grands artistes soient des endormeurs? Nous croyons nous souvenir qu’ils ont souvent réveillé des peuples qui faisaient de mauvais rêves. Bonaparte, général en chef de l’armée d’Egypte, écrivait à la veuve de l’amiral Brueys que les grandes douleurs nous anéantissent, que, dans les grands deuils, « l’âme ne conserve de relations avec l’univers qu’au travers d’un cauchemar qui altère tout.» Certaines superstitions lugubres, filles de l’antique épouvante, produisent le même effet que les grands deuils. Plus d’une fois, l’humanité, oppressée par un poids