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plus un, mais tout est moins réel ; tout est plus fort, mais tout est moins humain. Où est, par exemple, dans son Napoléon, le donneur de batailles, l’homme né pour la guerre, le plus grand capitaine qui fut peut-être jamais, dont l’esprit n’était jamais si lucide qu’au milieu des combats, l’imagination si prompte, et l’invention si féconde? Où est-il, ce vainqueur, dont les souvenirs de gloire, après avoir anéanti celui de ses propres défaites, nous servent encore aujourd’hui de consolation dans les nôtres ? Où est encore ce charmeur, dont toute la France a subi quinze ans la séduction fascinatrice, débris de l’ancien régime et survivans de la Convention, les femmes de sa cour et les grenadiers de sa garde, l’archiduchesse Marie-Louise et le tsar Alexandre? Mais où est encore ce génie puissamment organisateur, dont la main a seule affermi sur ses fondemens l’édifice social à l’abri duquel nous vivons toujours? Oui, je le sais bien, tous ces traits, M. Taine les a indiqués, çà et là, d’un ou deux mots, pour n’y plus revenir, comme il avait fait des services rendus par la Constituante. Mais, par malheur, ils ne frappent pas la vue; pour les trouver, il faut les chercher; et parce qu’ils sont ainsi repousses ou noyés dans l’ombre, les autres en prennent un relief, un éclat, une importance démesurés. Des anecdotes à la Stendhal, une historiette, le récit d’une scène de cour, le dîner d’Alexandrie, le coup de pied de Volney, deviennent des événemens considérables, qui ont l’air, aux yeux de M. Taine, de contre-peser Arcole ou le Code civil. Ou plutôt, ils font plus que de les contre-peser, puisque effectivement ils tiennent plus de place et qu’ils font un plus grand étalage dans une Étude sur Napoléon.

Et il manque encore au Napoléon de M. Taine d’avoir vécu, si je puis ainsi dire, et, comme les autres hommes, d’être situé dans le temps et de s’y être développé. « Napoléon n’est point fait d’une seule pièce. Son caractère s’empreint des idées qu’il reçoit et du milieu dans lequel il vit; son génie natif s’adapte aux circonstances qui le favorisent; il grandit avec sa fortune... Vouloir le juger en bloc, apprécier son caractère en superposant, par un perpétuel anachronisme, ses opinions et ses actes aux diverses époques de sa vie, c’est méconnaître la réalité et c’est fausser l’histoire. » Si les princes pouvaient être sensibles à cette gloriole, je dirais volontiers que l’on ne saurait mieux dire, et le prince Napoléon, dans tout son livre, n’a certainement rien écrit de plus juste ni de plus décisif. Tout ce qu’il est, le Napoléon de M. Taine l’est d’abord, il l’est constamment, il l’est toujours, et toujours le même. C’est en vain que de Brienne à Waterloo, écolier, lieutenant d’artillerie, général d’armée, consul, empereur, il a vécu plusieurs existences d’homme, et c’est en vain que de l’une à l’autre des deux îles, de la Corse à Sainte-Hélène, ayant traversé tous les milieux, nul peut-être n’a vu plus de choses ni manié plus d’hommes,